Bonjour,
Je voudrais revenir sur quelques réflexions sur le concept de nombre naturel, et en particulier sur les raisons pouvant justifier que 0 et 1 ne furent pas considérés comme des nombres comme les autres pendant très longtemps (au moins jusqu’au XVIième siècle).
Lorsque nous voyons un « tas de 2 pommes », nous le percevons, quasiment, tous ainsi, c'est-à-dire que nous partageons les concepts de :
- « Tas » (pris ici dans un sens très large)
- « 2 »
- « Pommes »
Ainsi que quelques concepts, mieux cachés ici, comme celui d’identité, qui permet de percevoir que plusieurs « tas de 2 pommes » sont identiques, bien que fondamentalement distincts, alors qu’un « tas de cailloux » et un « tas de pommes » ne sont, a priori, en rien identiques.
Un « tas de 2 pommes » ou un « tas de 2 pink ladies » ou « un tas de 2 fruits » sont des descriptions également acceptables d’un même tas, descriptions qui peuvent dépendre de la connaissance de la personne faisant la description (un même tas constitué d’une pomme et d’une poire pourra être vu comme un « tas de 2 trucs », un « tas de deux desserts », un « tas de 2 fruits d’un rosaceae » etc.) ; en tout état de cause, il est possible de réduire une description en fonction des points communs (même s’ils ne sont pas partagés par l’ensemble des spectateurs) des objets individuels constituant les tas (les « uns » qui font le « multiple » dirait Platon) et des compétences de celui qui désigne.
On peut mettre en évidence un point commun entre un « tas de 2 pommes » et un « tas de 2 cailloux » : on peut poser chacune des pommes sur un caillou, de telle sorte que chaque pomme soit sur un et un seul caillou, et que chaque caillou porte une et une seule pomme (bijection entre les tas) ; j’aurais aussi pu prendre une pomme dans chacune de mes mains de telle sorte que chaque pomme soit dans une main et une seule, et que chaque main contiennent une pomme et une seule, et, bien sûr, j’aurais pu faire la même chose avec le « tas de 2 cailloux » (bijection dans les deux cas avec une référence). Dés que le tas devient de taille plus importante le nombre de mains, même de doigts, devient insuffisant, mais il est facile de trouver des substituts (une corde avec des nœuds, par exemple). En mettant en évidence, par ces bijections, que des « tas de 2 trucs » partagent une propriété commune, on définit le nombre 2 (cette propriété commune).
Un « tas de 1 pomme » est plus difficile à concevoir dans toutes ses subtilités, non à cause de la définition (au sens du dictionnaire) de « tas » qui exclut généralement le 1, (encore que ce point soit réel, et pas par hasard, cf. infra), mais parce qu’il faut plusieurs « uns » pour les englober dans un « multiple » : il n’existe plus de point commun entre les différents éléments d’un tas qui permettent de le concevoir comme un « tas de … », il devient plus difficile de qualifier un « tas de 1 pomme » et un « tas de 1 caillou », puisque rien ne peut me permettre de justifier le regroupement (c’est bien la notion de « tas » qui pose problème) ; malgré cet inconvénient, il est toujours possible de mettre en place des bijections comme celles vues ci-dessus, en appariant une pomme avec un caillou, ou avec une référence, par exemple en mettant la pomme dans sa bouche.
On peut noter qu’un « tas de 1 pomme » ne peut être confondu avec un « tas de 1 caillou », de la même façon qu’on ne peut pas confondre « un tas de 2 pommes » avec un « tas de 2 cailloux ».
Le concept du « tas de 0 pommes » est d’une complexité d’un autre ordre de magnitude, puisque s’il n’est pas possible de confondre un « tas de 1 pomme » avec un « tas de 1 caillou », il n’y a littéralement aucune différence entre un « tas de 0 pomme » et un « tas de 0 caillou ». D’ailleurs le mot « tas », qui répugne à qualifier 1 objet, est franchement réticent à décrire … rien.
Ici, même la notion de bijection devient plus difficile à définir (les propriétés usuelles, deviennent moins intuitives quand on les applique à l’ensemble vide), ce qui ne veut pas dire (au contraire, qu’elles n’existent pas).
Il est possible de manger un « tas de 2 pommes », pas un « tas de 2 cailloux », il est possible de manger un « tas de 1 pomme », pas « un tas de 1 caillou », il paraît normal d’affirmer qu’il est possible de manger un « tas de 0 pomme », mais pas un « tas de 0 caillou », alors que ces deux tas sont parfaitement identiques (dans un restaurant on peut très bien dire « je ne prendrai pas de dessert » ce qui est équivalent à « je mangerai 0 dessert », je ne connais personne qui dirait à un maître d’hôtel « Je ne prendrais pas de caillou en fin de repas », bien que cela soit, généralement, le cas). Il y a beaucoup de « tas de 2 trucs », même de « tas de 2 pommes », alors qu’il n’y a qu’un seul « tas de 0 truc »
En tout état de cause les « tas de cailloux » sont moins nourrissant que les « tas de pommes », sauf quand il y en a 0 de chaque, puisque dans ce cas leur pouvoir nourrissant sont strictement identiques).
Un autre concept (indirectement relié aux nombres), il y a toujours un moment, où on peut être amené à parler d’un « tas de beaucoup de pommes » (un gros tas de pommes), ou un « tas de beaucoup de grains de sable » (une plage par exemple), ce genre de tas est plus compliqué à appréhender puisque la mise en évidence des bijections devient quasiment impossible, mais cette idée de « beaucoup » comme nombre est utilisée régulièrement par les enfants en bas âge, certains langages (Heiltsuk ou Guana), et chacun d’entre nous suivant les circonstances. Ce nouveau nombre, « beaucoup » possèdent quelques inconvénients : même en partant d’une grande plage et en enlevant les grains de sable un par un, il y aura bien un moment où il ne restera plus « beaucoup » grains, mais un nombre directement perceptible (ne serait-ce que 1), ce qui nous ramène au paradoxe sorite.
Les mathématiques ont trouvé la parade : la notion de « tas d’une infinité de grains de sable » (mais développer plus avant cette idée, nous éloignerait du sujet principal de ce fil).
Ces réflexions sont nourries de celles de Wittgenstein, et bien sûr, des concepts de la logique mathématique.
-----