Les progrès en matière d’imagerie cérébrale ne peuvent être niés. On voit de mieux en mieux l’activité du cerveau en fonction de l’expérience consciente du sujet et dans un temps qui est de plus en plus en correspondance avec cette activité elle-même. Si la tomographie par émission de positons (T.E.P.) et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ont des résolutions temporelles respectivement de l’ordre de la minute et de la demi-seconde, la magnétoencéphalographie (M.E.G.) a une résolution temporelle qui peut atteindre le quart de la milliseconde. La technique déjà ancienne de l’électroencéphalographie a une résolution de cet ordre mais elle ne peut capter qu’avec flou les phénomènes électriques intérieurs au cerveau car les potentiels émis par les zones cérébrales actives sont déformés par les couches qui les séparent du scalp. Cependant cette technique peut être associée utilement à celle de la M.E.G. et couplée en plus à des programmes informatiques sophistiqués pour étudier de façon précise les courants électriques qui circulent dans le cerveau.
L’assemblage de toutes ces techniques ne permet pas, bien sûr, d’étudier en temps réel l’activité électrique de quelques neurones, encore moins d’un seul. Mais il permet d’étudier celle, synchrone, d’un nombre de neurones qui varie de cent mille à un million à l’intérieur d’une même colonne fonctionnelle d’environ 20 millimètres cube. Cette imagerie s’est d’ores et déjà révélée d’une utilité clinique remarquable. Elle ne cesse de faire progresser la connaissance en matière de neurophysiologie comme de neuroanatomie . Bernard Renaud, directeur de recherche au C.N.R.S. et directeur du centre M.E.G. de la Pitié-Salpétrière vient de publier un article dans POUR LA SCIENCE où il montre l’utilité de cette technique pour étudier la « plasticité des représentations du corps dans le cortex ».
On peut cependant s’interroger sur le point de savoir si les possibilités données par de tels outils sont exploitées autant qu’il le faudrait et de toutes les façons qu’il faudrait sur le plan de la recherche théorique en matière de psychisme, en particulier sur les liens qu’on peut supposer entre les phénomènes électromagnétiques et les réalités psychiques élémentaires que sont les sensations. On voudrait justement évoquer ici une hypothèse dont les conséquences théoriques seraient assez importantes et que la M.E.G. pourrait éventuellement valider, au moins à un premier stade. Cette hypothèse porte sur l’origine des qualias, ces qualités propres aux sensations et qui –à intensité égale- permettent à la conscience de les distinguer.
Les travaux de Bernard Renault relatés dans l’article cité plus haut ont inclus « des enregistrements du champ magnétique évoqué par une stimulation sensorielle de chacun des doigts de la main, c’est à dire le champ qui apparaît au moment où l’influx nerveux provoqué par une stimulation arrive dans l’aire sensorielle primaire correspondante ». l’article ne nous renseigne pas plus sur les conditions précises de l’expérience mais, pour raisonner de façon simple sur diverses hypothèses, on supposera possible une expérience réunissant ces trois conditions :
1-Le stimulus appliqué est constant et rigoureusement définissable (par exemple : introduction de la première phalange du doigt étudié dans une eau portée à 40° ou stimulation électrique de l’extrémité du doigt par un courant de 6 volts)
2-le stimulus entraîne une sensation relativement forte dont le qualia est invariant pendant un temps repérable par le patient (de l’ordre au moins de la seconde)
3-L’influx nerveux provoqué par cette stimulation ne produit des excitations que dans une seule colonne fonctionnelle différente pour chaque doigt considéré.
La dernière condition est sans doute la plus délicate mais on peut penser que le raisonnement valable pour une seule colonne pourrait être étendu à plusieurs, pour peu que chacune soit bien repérable.
Son cadre ainsi donné, cette expérience permettrait pour l’opérateur d’observer cinq modifications du champ magnétique consécutives aux courants engendrés entre les dipôles de cinq colonnes fonctionnelles distinctes du cerveau d’un patient éprouvant tour à tour cinq sensations aux qualias distincts. Evidemment la distinction des qualias serait ramenée à la distinction des cinq doigts de la main. Il y aurait par exemple une sensation de chaleur intense à la première phalange successivement du pouce, de l’index, du majeur, de l’annulaire et de l’auriculaire.
Il est temps d’évoquer –non pas, bien sûr, toutes les conceptions qu’on a pu se faire sur l’origine de la distinction des qualias- mais au moins deux d’entre elles qui se trouveraient ici directement remises en cause. La première pourrait être qualifiée de topo-physiologique. Pour elle, la singularité des qualias prendrait essentiellement sa source dans l’environnement physiologique de la colonne considérée. Et cet environnement varierait évidemment en fonction de l’emplacement de la colonne sur le diagramme de Penfield (cartographie des zones cérébrales où se trouvent les représentations corticales des différentes parties du corps). Pour la seconde conception qu’on pourrait appeler computationnelle, le qualia ne fait pas intrinsèquement partie de la sensation, il est une information au sens informatique du terme qui résulte du parcours cybernétique des potentiels d’action induits par l’activité de la colonne dans les réseaux neuronaux auxquels elle est reliée.
Pour tenter de concevoir autre chose, il faut d’abord considérer et juger quatre hypothèses envisageables sur la forme du courant émis entre les dipôles de la colonne fonctionnelle. Ce courant est produit par l’activité synchrone d’une centaine de milliers de neurones. La première possibilité serait de présenter ce courant comme continu et d’intensité fixe. Cependant il ne faut pas oublier que l’activité synchrone des neurones consiste essentiellement en une oscillation concomitante des membranes de leurs noyaux et qu’elle doit normalement aboutir à une production de courant d’intensité modulée. Ces oscillations ne se produisent pas au hasard mais se répartissent dans des types de neurones distincts en fonction du stimulus considéré. La pression, le pincement, l’éraflure, le contact avec un corps rugueux, lisse, chaud, froid n’induisent pas pour un même doigt l’excitation des mêmes neurones de la colonne, donc pas le même ensemble d’oscillations. Pour un même stimulus cependant on peut toujours penser qu’il existe non une isochronie mais une anisochronie aléatoire qui fait que le courant induit peut bien être fixe ou –ce qui revient au même pour discréditer sa valeur qualifiante- fluctuer aléatoirement. On peut aussi faire une deuxième hypothèse : celle de l’isochronie parfaite des oscillations qui engendreraient pour toutes les colonnes une réponse identique pour un type de stimulus donné. Dans cette hypothèse le courant serait effectivement fluctuant mais comme il fluctuerait de la même façon, il n’y aurait rien là encore qui pût singulariser sa production. Dans une troisième hypothèse on pourrait envisager une anisochronie régulière, identique pour toutes les colonnes, ce qui, par définition même, empêcherait une caractérisation distinctive du flux électrique. Toutes ces hypothèses ont en commun de nous ramener aux conceptions topo-physiologiques ou computationnelles dans lesquelles la forme propre du courant induit par la colonne importe peu.
Dans une quatrième hypothèse, enfin, l’activité synchrone des neurones d’une même colonne en fonction d’un influx donné serait régulée d’une façon fixe, spécifique à cette colonne et engendrerait un courant caractérisé par une modulation originale. Ainsi le fait que le qualia de la sensation associée à la plongée de l’annulaire dans une eau à 40° soit différent de celui associé à la plongée de l’auriculaire viendrait de ce que le courant induit dans la colonne correspondant à l’annulaire serait –toutes choses égales par ailleurs- modulé différemment de celui induit dans la colonne correspondant à l’auriculaire.
Que le qualia puisse trouver une caractérisation objective n’explique pas en quoi il est éprouvé subjectivement. Cependant si on se place dans la situation où le courant qui porte la caractérisation virtuelle du qualia serait le seul à modifier le champ magnétique cérébral, un magnétomètre théorique intérieur au cerveau mesurerait une réalité fluctuant dans le temps de façon exactement identique à ce courant. Qu’on me permette de faire ici l’hypothèse que ce magnétomètre théorique a une existence. A l’instar du magnétomètre artificiel qui produit un courant dont les fluctuations vont ensuite être observées , le magnétomètre « naturel et cérébral » produirait une intensité affective primaire –douleur ou plaisir- instantanée, inobservable en soi par la conscience mais dont les modulations régulières et particulières au cours du temps produiraient le qualia de la sensation. On me dispensera, j’espère, d’évoquer ici la forme (macro ou microphysique) que pourrait prendre ce magnétomètre très spécial. (Il pourrait se comparer également au luminophore de l’écran de télévision qui transforme une intensité de courant en intensité de lumière…(1)) L’important pour l’heure n’est pas là.
L’important serait de se servir du magnétomètre réel tel que le CNRS en dispose pour mener des expériences du type de celle que j’ai évoquée grossièrement. La résolution d’un quart de miliseconde d’un tel magnétomètre est peut-être suffisante pour apercevoir dans des expériences calibrées de psychométrie la caractérisation objective qui serait à l’origine du qualia d’une sensation donnée ou pour décider définitivement que cette caractérisation n’existe pas…
(1)…et qui, multiplié sur les lignes, dessine la multiplicité infinie des apparences au fur et à mesure d’un balayage, les inscrivant en quelque sorte dans l’épaisseur du temps.
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