To be and not to be
TERRES!

par ..... (hsur2pi)

John Peebleton songe que suivre les sinuosités de la route et les méandres de la pensée requiert, pour une telle superposition, un cerveau de physicien quantique.

Et c'est bien une expérience de physique quantique qui retient toute son attention. Cette expérience, il l'a rêvée depuis des années. Las! les conditions devant être réunies pour avoir quelques chances de succès étaient si draconiennes que maintes fois il crut devoir renoncer. Ses collègues eux-mêmes ne faisaient pas preuve d'un optimisme contagieux. Ils lui citaient Heisenberg et ses relations douteuses, l'entretenaient des avatars d'un pauvre chat au double destin tragique ; bref, selon eux, son projet était voué à l'échec: maintenir le méli-mélo quantique au niveau macroscopique!

Mais cette fois, il est prêt! Il a fait les derniers tests hier, les paramètres de l'expérience sont parfaitement connus et son appareil (des kilomètres de fils, des tonnes d'hélium liquide, des détecteurs par milliers etc.) ayant coûté la bagatelle de 2 millions de dollars est parfaitement au point. Il lui suffira, dans quelques minutes, d'appuyer sur un tout petit bouton pour que le prix Nobel vienne récompenser une telle opiniâtreté.

Un dernier virage, un salut au gardien qui, comme d'habitude, ne lève même pas la tête de ses mots croisés, et le voilà sur son parking. Personne ne l'attend, car il est arrivé très en avance, voulant une dernière fois tout vérifier avant ...

Avant quoi? Il ne le sait pas exactement. C'est en quelque sorte une "expérience pour voir". Mais il ne doute pas un seul instant que le résultat fera faire un bond appréciable à la connaissance scientifique.
Jean, l'hôtesse d'accueil, au tailleur très strict, cheveux bien tirés en arrière, à peine maquillée, lui adresse un sourire professionnel seyant à sa fonction. Encore un petit couloir, là, à gauche, et voici son bureau à partir duquel il peut se rendre directement dans la salle d'expérience. Le décor familier le rassure: son "paper board" auquel il manque toujours soit du papier soit des marqueurs (souvent les deux!), une reproduction d'un tableau surréaliste dont la pureté des lignes le ravit, son bureau, enfin ce que l'on peut en voir sous l'amoncellement de brochures, revues, papiers épars..., et, à gauche, la porte d'accès au "labo" qu'il franchira dans une demi-heure environ pour en ressortir nobélisable ou accablé.

Il ne sent pas le temps passer, revoyant toutes les étapes de sa recherche, ses doutes, ses enthousiasmes, son travail acharné.

C'est l'heure. Ses collègues sont déjà à l'attendre dans la salle d'expérience. Il y va.
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Il ne comprend pas pourquoi l'expérience a totalement échoué! Oh!, il y a bien eu ce léger tremblotement de l'air, un peu comme si, pendant une infime fraction de seconde, tout ce qui était présent dans le labo s'était comme dédoublé. Mais cette fugace impression ne mérite même pas de figurer dans son rapport.
Oui, hélas, c'est l'échec.
John Peebleton, morose, se dirige vers la sortie. Il ne voit pas l'hôtesse, laquelle exceptionnellement ne le remarque pas non plus, tout occupée à appliquer une couche régulière de vernis sur des ongles à l'ovale parfait. De toute façon, une longue mèche de cheveux lui interdit toute vision sur la droite...Dehors, il respire un grand coup, jette un regard circulaire avant de se diriger vers sa voiture, s'étonne que les magnolias aient déjà perdu leurs fleurs géantes alors qu'hier encore elles ravissaient la vue. Faut-il qu'il soit nerveux pour éprouver tant de difficulté à introduire la clé dans la serrure de portière! La vue du tableau de bord le trouble. Il y a un je ne sais quoi indéfinissable de différent. Haussant les épaules, il lance le moteur puis se dirige vers la route de montagne qu'il emprunte chaque jour. Soucieux voire inquiet, il se morigène: il doit se concentrer sur la conduite. Tiens, là par exemple, la route tourne brusquement en épingle à cheveux et il sait devoir négocier prudemment le virage. Alors , il ne comprend plus! En fait de virage serré, c'est un virage en U très ouvert n'offrant aucune difficulté et pouvant être abordé sans passer en-dessous de la vitesse limite autorisée (50 mph). La sueur perle sur son front pensif. Que lui arrive-t-il? Un malaise? Il doit retrouver au plus tôt le calme réconfortant de son logis, une belle demeure à laquelle on accède par une allée de fin gravier.
Pourtant, chemin faisant, le malaise s’aggrave. Le paysage qui l'entoure est certes familier, c'est évident, mais des différences subtiles sont triées par ses sens désormais en alerte. Il croit perdre la raison en roulant sur l'allée faite de goudron et non de gravier. De plus, cette allée présente une courbe plus accentuée. Enfin, il s'arrête face à sa demeure qui se présente sous son aspect presque habituel.
Il entre et se dirige vers son bar en teck derrière lequel il se plaît tant à préparer des cocktails qu'admirent ses amis (ils lui en redemandent!).
Mais aujourd'hui, il lui faut un cordial autrement fort, car il saute aux yeux que le mystère s'épaissit! Oh! la belle faute d'orthographe sur l'étiquette de son remontant favori: Jak Daniel! Après s'être servi une dose copieuse, il se laisse tomber dans son fauteuil de cuir. Il jette un regard distrait sur un grand globe terrestre et constate avec satisfaction que lui, au moins n'a pas changé. Mais soudain il sursaute: là, au coeur de l'Himalaya, mentionné comme le plus haut sommet du monde: Le Mont EVERETT!


le 19 Avril 1995


Références:

Everett H. (1957) Relative state in Quantum theory and measurement.
Princeton University Press.
De Witt, B.S. and Graham, R.D. (1973) The many-world interpretation of quantum
mechanics. P.U.P