Je souhaite prolonger ici, si Futura Sciences le permet, le débat initié dans la section "Fête de la science" du forum :
http://forums.futura-sciences.com/th...tml#post370543
Tenacatita :
Valérie Masson Delmotte (Ingénieur CEA) :A l'attention Madame Valérie Masson-Delmotte et Monsieur Robert Kandel
Madame, Monsieur,
Avez vous le sentiment que l'appel historique lancé par les Académies des Sciences de 11 pays en juin 2005 ( Déclaration commune des Académies des sciences sur la réponse globale au changement climatique ) a été entendu par les responsables des pays du G8 et du monde entier ?
Par exemple en France, le budget de l'ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie) stagne : cela va t-il dans le sens de la division par 4 des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050, objectif que s'est fixé le Gouvernement français ?
Dans le contexte actuel (Voir par exemple l'article du quotidien le Monde : Quand la Maison Blanche "corrige" des rapports sur le changement climatique), est-il possible d'être spécialiste du climat (en France, aux USA etc...) sans sentir la nécessité d'informer le grand public (comme vous le faites d'ailleurs sur ce forum) de la menace climatique qui pèse sur l'humanité et donc de se sentir impliqué sur le plan politique ? - Comment gèrez vous cela au quotidien ?
Dans le contexte actuel (urgence d'agir pour limiter les émissions de GES) les scientifiques, qui ont une connaissance approfondie des enjeux, n'ont ils pas un rôle de première importance à jouer ?
Un grand merci pour votre participation à ce forum.
Bien cordialement,
Robert Kandel (Directeur de recherche CNRS) :Bonjour,
Je suis d'accord avec votre analyse : climat, énergie et politique, tout est lié. Quel est notre rôle de scientifiques, spécialistes du climat? Devons nous rester dans nos laboratoires et continuer nos travaux pour progresser dans la compréhension du fonctionnement du "système terre" ou devons nous sortir de nos laboratoires pour interpeler les décideurs?
Les Nations Unies ont pris la mesure des enjeux climatiques et ont organisé le GIEC (Groupe Intergouvernemental d'Experts sur le Changement Climatique) qui a rendu une évaluation de l'état des connaissances en 1995, 2001 et rendra sa prochaine évaluation en 2007. Il s'agit d'un document de synthèse scientifique soulignant les certitudes et les incertitudes, qui s'accompagne d'un résumé pour les décideurs. Ces documents ont beaucoup joué pour rendre abordables à des non spécialistes les grands résultats des études sur le système climatique, et également fédérer au niveau international les simulations conduites pour explorer l'évolution possible future du climat ("intercomparaisons de modèles").
Face au changement climatique piloté par les activités humaines (via les gaz à effet de serre), que faire?
- poursuivre les travaux de rercherche pour réduire les incertitudes sur l'évolution climatique
- prévoir pour s'adapter puisque le changement est inéluctable (inertie du système)
- agir pour limiter les dégâts (cf Kyoto qui n'est qu' un premier pas)
=> éviter le gachis d'énergie + développer des technologies innovantes.
Personnellement, et au delà de mon métier de scientifique, j'essaie de convaincre mes interlocuteurs, qu'ils soient enfants, étudiants, citoyens, ou décideurs, de l'importance d'agir (3ème point ci dessous et qui demande une prise de conscience de tous les acteurs, individus, collectivités, entreprises, gouvernants). Je dois également préciser que je vis avec mon temps, que je ne suis pas écologiste, je vis avec mon temps et mon comportement individuel n'est pas particulièrement vertueux (déplacements en avion, en voiture). Cependant, je me sens responsable à chaque fois que je fais le plein de ma voiture...
Je pense que nous serons redevable à nos enfants et à nos petits enfants de nos émissions de gaz à effet de serre (du gachis d'énergie que nous faisons) et du changement climatique auquel ils devront faire face. Mes collègues scientifiques spécialistes du climat ont la même prise de conscience et font également de leur mieux pour convaincre de l'urgence d'agir. Par les nombreuses conférences que je fais, j'observe une très large prise de conscience de la vulnérabilité du climat et une volonté d'agir, souvent très concrète à l'échelle locale (certaines communes, certaines collectivités locales). Par contre, au niveau national, il me semble qu'on assiste à un fossé entre les propos ("La maison brûle") et les actes.
Je souhaiterais que la comptabilité "effet de serre" apparaisse à tous les niveaux : sur les factures de consommation d'énergie (électricité, eau, traitement des déchets ménagers, chauffage), en gros caractères sur les véhicules, en bilan annuel pour les collectivités, entreprises, ministères. Il me semble que tant qu'on ne quantifiera pas les émissions en responsabilisant chacun des acteurs, on ne pourra pas progresser collectivement. Pour beaucoup de postes (transports, habitat) il faudra une volonté gouvernementale forte pour progresser. Prendre en compte le bilan CO2 de chaque produit, de chaque activité est un moyen de peser les décisions en terme de changement climatique. C'est par exemple essentiel pour le transport de marchandises (route versus train).
Ai je l'impression que l'appel des académies des sciences a été entendu par les participants au sommet du G8? Je le crois. Par contre, cela n'a pas été traduit en terme d'accord concret...
Je pense que le changement climatique est un formidable défi auquel nous sommes confrontés, pour lequel nous devrons être particulièrement inventifs et pragmatiques. Au delà du climat lui-même, les enjeux pour les sociétés humaines seront géopolitiques (accès à l'énergie, accès à l'eau...) : plus le changement climatique sera rapide, plus les risques d'instabilité seront grands.
Tenacatita :Cela fait beaucoup de questions... voici quelques réactions
Je pense - ou j'espère au moins -que les responsables politiques dans les différents pays ont compris que les arguments scientifiques sur le risque dun changement climatique majeur sont sérieux. Ont-ils compris que pour la plupart, les arguments qui essaient de minimiser ce risque en mettant en avant des incertitudes réelles ou imaginaires sont un mélange de naïveté, d'ignorance, et de mauvaise foi avérée ?
Le fait que l'administration Bush-Cheney a cherché un publicitaire de l'industrie pétrolière (où il est retourné depuis) pour censurer les rapports de l'Agence de Protection de l'Environnement (EPA) a effectivement provoqué de fortes réactions dans la communauté scientifique.
Les dirigeants de la Chine comprennent-ils qu'ils vivent sur la même planète, et que même si pour la plupart, les gaz à effet de serre ajoutés à l'atmosphère depuis 1900 l'ont été par les américains et les européens, le CO2 que la Chine produit et produira à partir de son propre charbon contribuera bientôt autant et plus au renforcement de l'effet de serre ?
Il y a beaucoup de recherches dans différents pays, dont les Etats-Unis, pour trouver des parades, en particulier par la séquestration du CO2 produit par la combustion de charbon dans de grandes centrales thermiques.
Si en France on veut vraiment diviser les émissions de gaz à effet de serre par un facteur 4 d'ici 2050, il faut s'attaquer aux lobbies des routiers et de l'automobile en générale, éliminer la gabegie dans le chauffage, et tenir bon sur le nucléaire sans trop compter sur la fusion contrôlée, tout en cherchant à développer les énergies renouvelables en plus de l'hydroélectrique. Tout cela demande une forte volonté au plus haut niveau.
On n'est pas spécialiste du climat, on est spécialiste dans une des nombreuses disciplines scientifiques qui informent sur le climat. Comme je ne tenais pas à rester confiné dans une cellule disciplinaire, je me suis risqué à devenir généraliste du climat, ce qui m'a conduit à parler de questions à l'intersection des sciences du climat et de la politique. Ce que beaucoup d'entre nous essayons de faire, tout en poursuivant nos recherches spécialisées et notre enseignement.
RK
Madame Masson-Delmotte et Monsieur Kandel,
Un grand merci pour vos réponses aux questions posées. Espèrons que nos politiques saurons vous écouter et échapper aux pressions des lobbies...
Bien cordialement,
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