Certains objets nous sont familiers depuis toujours. Ils sont facilement perceptibles; ils sont nombreux autour de nous; nous pouvons aisément les manipuler, les observer, les comparer et éventuellement les analyser ou les classer.
Nous les avons découvert dans notre petite enfance, alors que l’acquisition de nos premières représentations était un apprentissage interne, dont les acteurs étaient nos sens, nos émotions, nos premières maladresses.
Il est remarquable que les apprentissages qui produisent ces premières représentations sont indissociables de la constitution du moi et de sa distinction du monde extérieur au cours d’intenses processus affectifs.
Les objets nous ont d'abord été présentés par notre mère, notre père ou un frère, un autre enfant et cette première présentation a souvent été associée à une émotion : "mange, c'est bon", "attention, c'est chaud", "n'aie pas peur, il est gentil" ... etc.
Ainsi, les objets sont tout d’abord bons ou mauvais, associés aux désir et aux peurs.
Si l'on s'arrête une seconde sur ce point, on voit bien que les processus évolutifs qui ont sélectionné nos capacités de représentation sont essentiellement liés à l'alimentation, à la reproduction ou à la survie.
Le prédateur ou la proie n'ont pas le même champ de vision. Les caractères développés lors des parades sexuelles co-évoluent avec l'encodage du ou des partenaire(s). Les fruits, les fleurs co-évoluent également avec un encodage qui va même souvent au dela d'une simple reconnaissance puisqu'il peut d'emblée déclencher des réactions du système nerveux autonome et digestif.
Il est en effet indispensable à la survie que l'identification de certains objets soit associée à une émotion et souvent même à une forte émotion :
à quoi bon reconnaitre un lion si la peur ne nous saisit pas, ou un bon fruit si il ne nous fait pas envie (et je ne parle pas des objets sexuels, la publicité s'en charge...)
Donc l'évolution nous a dotés de représentations d'objets bons ou mauvais, associés aux désir et aux peurs, mais rarement neutres affectivement.
Ce n’est qu’ultérieurement, après de multiples confrontations entre nos mouvements et nos diverses perceptions puis entre nos représentations et celles des autres, que nous arrivons, éventuellement, à une représentation moins émotionelle d’un monde indifférent à nos affects.
Ceci est particulièrement évident lorsque nous sommes nous-mêmes, ou une personne qui nous est chère, l’objet en question. Une incohérence apparaît alors entre notre représentation première et celle notre nature matérielle, mécanique, que nous révèle le plus souvent la blessure, la maladie ou la mort. Pourtant, quotidiennement, l’alimentation, l’excrétion et, en fait, toutes nos actions révèlent cette nature.
La nature réelle des objets ne nous apparait qu'ultérieurement, grace à la démarche scientifique.
C’est parcequ’elle permet et organise des débats contradictoires que la démarche scientifique produit une décription de la réalité.
Quelqu’un qui s’intéresse à un débat scientifique et veut y participer se doit de respecter les règles suivantes :
Délimiter son sujet d’étude, dans le temps et dans l’espace. Se situer le plus complètement possible par rapport aux descriptions ou explications qui ont déjà été proposées. Indiquer les motivations de son étude si celles-ci peuvent être utiles à la compréhension de sa démarche. Expliciter sa vision initiale des choses, c'est-à-dire ses hypothèses de travail et dire pourquoi elles l’ont amené à choisir les variables qu’il a observé. Puis décrire ses méthodes et ses moyens d’investigation, et dire comment et combien de temps il avait prévu de mener son enquête.
Donner les résultats de ses observations et de ses mesures « brutes », sans les interpréter. Il n’y a de résultat que s’il y a précision et indication de la marge d’erreur. A-t-il réussi à observer tout ce qu’il avait projeté ? A-t-il du modifier son projet initial ? Pourquoi ? Comment ?
Puis proposer son interprétation de ses résultats et confronter cette interprétation à ses hypothèses initiales et à toutes les autres connaissances qu’il peut avoir et qui l’appuient ou la réfutent. Si ces résultats lui permettent de faire des prédictions ou de nouvelles hypothèses, imaginer quelles nouvelles observations pourraient éventuellement les valider ou les invalider.
En résumé, la liberté est totale – dans un cadre éthique – en ce qui concerne le choix du sujet et des méthodes d’étude, mais il faut dire ce que l’on fait, pourquoi on le fait, et faire ce que l’on dit.
Tout ce qui est nécessaire à un débat contradictoire doit être disponible, et notamment la stricte séparation de l’observation et de l’interprétation, indispensable à une nouvelle interprétation ultérieure des mêmes faits.
L’interprétation est, par nature, tendancieuse. C’est une conviction, une vision des choses. Elle ne peut que déformer ce qu’elle voit. S’il nous était possible de percevoir correctement toute la réalité, la démarche scientifique n’existerait pas : une perception similaire nous mettrait, d’emblée, tous d’accord. L’ensemble de règles qui vient d’être énuméré, et qui sont celles, reconnues, de la publication scientifique, permet à l’interprétation de se donner libre cours sans qu’elle puisse nuire au débat.
Ce débat, ou cette polémique surgira chaque fois que de plusieurs visions du monde, basées sur des idées, des croyances, des opinions ou des principes différents devront s’affronter
Les forces, les passions sous-jacentes au débat, les convictions, tout ce qui est invérifiable, tout ce qui ne relève pas la compréhension ou au moins simplement la description de la réalité reste hors sujet. On reste dans l’opinion tant que le discours renseigne plus sur celui qui parle que sur ce dont il parle.
Ce débat entre les personnes ou les écoles, s’il a lieu au moyen des écrits, sera le moteur de nouveaux travaux.
La description de la réalité n’était peut-être pas le but initial du débat. Toujours est-il qu’elle en est le produit.
Avec le recul, seules les descriptions les meilleures perdureront.
Pourquoi certaines descriptions sont-elles meilleures que d’autres ?
Description et explication.
La description parle d’un état ou d’une succession d’états. Différentes descriptions d’un même état (qualitatives, quantitatives) sont possibles. L’indication des méthodes et des erreurs de mesure permet de les comparer. A précision et complétude égales, la description la plus simple est la meilleure.
Produire une description demande déjà une organisation, une analyse et des choix. Il n’est probablement même pas possible de faire de description sans faire d’hypothèses sur les mécanismes qui ont engendré la structure à décrire.
Pourtant, la meilleure description est, le plus souvent, moins concise et moins informative que l’explication.
Définition et propriétés de l’explication.
L’explication ne parle pas simplement d’états successifs mais propose aussi un mécanisme de transition entre ces états et, éventuellement, un mode de calcul de ces transitions. La description peut n’être que statique alors qu’il n’y a pas d’explication sans mention du temps.
Pour proposer un mécanisme, l’explication procède en deux étapes : l’une analytique, qui consiste à identifier les parties du système, les objets qui sont en interaction, et l’autre, synthétique, qui consiste à décrire des mécanismes, à montrer comment les interactions des différents composants sont associées à un changement d’état de l’ensemble.
Parcequ’elle distingue les états et les éléments du système qu’elle décrit, montre comment ils sont en relation, et propose une vision abstraite, l’explication modifie considérablement notre représentation des objets et l’organisation même de notre pensée.
· Alors que la simple description ne concerne nécessairement qu’un cas et doit être entièrement recommencée pour un autre, l’explication peut s’appliquer à plusieurs situations similaires.
· Elle définit de nouveaux objets ou états ou fait des hypothèses sur leur existence s’ils lui sont nécessaires.
· Elle délimite un « domaine d’application » constitué de l’ensemble des objets auxquels elle s’intéresse et d’eux seuls.
· Elle permet de faire des prédictions et indique les observations qui pourront les confirmer ou les infirmer.
· Elle peut être combinée à d’autres explications permettant ainsi de se rapprocher, par approximations successives, de la réalité.
· L’explication, en soi, crée de nouveaux «objets » abstraits. Le recensement et la classification de tels objets devient une activité indépendante (mathématique).
Certaines explications sont plus fréquemment utilisées que d’autres. De ce fait, toutes les explications n’ont pas le même poids. Les explications peuvent donc être classées et hiérarchisées. En cas de conflit, certaines auront plus de valeur que d’autres : comme elles expliquent plus de choses et des choses plus importantes, il faudra commencer par comprendre pourquoi elles ne s’appliqueraient pas, ou incomplètement, au nouveau cas étudié. Des opérations sur les explications sont donc possibles et leur utilisation relève d’une méthode.
Fonction ontologique de l’explication.
L’explication s’applique donc à un certain nombre d’objets et d’états qu’elle met en relation. Cet ensemble constitue un domaine précis, très délimité. Tous les objets et états utilisés par l’explication et ceux-là seuls doivent être considérés.
Tant qu’il manque un lien ou un objet qui prend part au mécanisme, tant qu’un état initial et un état final n’ont pas été clairement définis et reliés, soit l’explication de l’ensemble est impossible, soit elle n’est pas simplificatrice.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » . Un énoncé complexe indique que l’analyse n’est pas achevée, que toutes les étapes n’ont pas été identifiées et que plusieurs phénomènes, méritant chacun une explication distincte, sont intriqués. Une hypothèse est nécessaire. L’analyse se poursuit au moyen de nouvelles observations, de nouveaux outils, par comparaison, expérience, modélisation ou toute autre méthode qui produit une nouvelle description. Elle ne s’arrête que lorqu’un énoncé simple et stable a été obtenu.
Au cours de ce processus, il est nécessaire de nommer de nouveaux objets. Ceux-ci peuvent être définis de deux façons : il peut s’agir de constituants, définis par les propriétés qui les caractérisent lors de leurs interactions ou d’états du système dont on étudie l’évolution. Ces derniers sont nécéssairement des objets plus complexes que leurs parties. L’explication introduit ainsi une hiérarchie entre les objets : certains sont constitués par l’assemblage d’autres, plus simples.
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En résumé, nous allons d'une représentation des objets primitive, encodée, profondément affective, vers une représentation affectivement plus neutre (?), acquise au cours d'un processus culturel : la démarche scientifique.
Les sociétés "fermées" qui associent des représentations d'objets à des enjeux de pouvoir (il y a alors des objets "sacrés") ne laissent pas se développer de tels processus au grand jour.
Pour que ceux-ci puissent avoir droit de cité, il faut qu'une majorité de citoyens en accepte les conséquences.
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