Géologie et organoleptique: le concept scientifique de terroir en rapport avec celui d'appellation d'origine contrôlée: permettez-moi de soumettre ces quelques réflexions vitivinicoles à votre esprit critique.
L'expression gustative du terroir dans le vin serait, selon des chercheurs en vitiviniculture, le résultat organoleptique de l'activité microbiologique des radicelles de la vigne au contact de la roche mère (selon un numéro spécial déjà ancien de Sciences et Avenir intitulé «Le vin»).
Or l'on constate de plus en plus souvent que des viticulteurs pratiquent, notamment en coteau, ce qu'ils désignent par une litote "le remodelage du vignoble". Il s'agit en fait d'opérations de gros terrassement à l'aide de pelleteuses hydrauliques. Dans le cadre de ces opérations, on constate qu'est extraite la roche mère.
Pour appréhender l'incidence de telles opérations, il me semble que différents points de vue devraient être développés. Étant un béotien absolu de l'ensemble des points abordés, je me risque à structure un tant soit peu ma pensée en classant mes questions pragmatiquement selon les approches ci-après.
1) L'approche juridique
- La roche mère d'une parcelle de vigne est-elle à considérer juridiquement comme appartenant au sol ou au sous-sol?
- Comment, en viticulture, délimiter juridiquement le sol et le sous-sol? Et selon quels critères géologiques très précis?
- Qu'en est-il dans les parcelles où la roche affleure?
- Quel est le statut juridique de la roche mère d'une parcelle de vigne au regard du droit constitutionnel (le sous-sol est-il propriété de l'État ou d'une autre collectivité publique?) et du droit civil (quelle est l'extension en profondeur de la propriété individuelle du propriétaire-viticulteur de la parcelle cadastrale?)
- Le propriétaire du terrain est-il en droit de disposer librement et du sol et du sous-sol?
- Le responsable de l'entreprise de terrassement appointée par un propriétaire-viticulteur pour extraire la roche mère d'une parcelle de vigne en "remodelage" a-t-il le devoir d'informer son client des dispositions légales relatives au droit de disposer du sol et du sous-sol?
- Le propriétaire-viticulteur et/ou l'entreprise de terrassement ont-ils, individuellement ou d'un commun accord, le droit de commercialiser les roches extraites d'une zone d'appellation d'origine contrôlée en les vendant à des paysagistes, qui les revendraient à des particuliers pour l'aménagement de leurs jardins, si tant est que ces roches mères sont considérées par la loi comme relevant du sous-sol et donc de la propriété de l'État ou d'une autre collectivité publique? Y aurait-il recel? Ou abus de biens communal (par analogie au concept d'«abus de biens sociaux» dans l'industrie)?
2) L'approche terminologique
- Le concept d'«appellation d'origine contrôlée» peut être décomposé en les concepts respectifs sous-jacents à chacune des dénominations «appellation», «origine» et «contrôlée» ; sachant que, selon la théorie terminologique la signification est égale à la somme des caractères constitutifs du concept formant plus petit commun dénominateur sémantique, l'extraction de la roche mère d'une parcelle de vigne respecte-t-elle les concepts respectifs de «appellation», de «origine» et de «contrôlée» ainsi que le concept global, c'est-à-dire la somme des caractères constitutifs de ces trois sous-concepts?
- Une parcelle de vignes dont on a extrait la roche mère ou modifié d'une autre manière la structure géologique native est-elle toujours concevable comme étant «d'origine», compte tenu de la signification de cette composante de dénomination au sens qu'est supposé lui donner l'Institut national des appellations d'origine (INAO)? À ce titre, qu'en est-il des opérations de terrassement par lesquelles une masse de pierres a été déplacée puis replacée selon une autre configuration, par exemple en substrat de conglomérat oligocène? Et d'un bennage de plusieurs remorques d'alluvions d'une rivière de plaine dans une parcelle de coteau nouvellement "remodelée" inscrite cadastralement dans une zone d'appellation contrôlée?
- L'indifférence apparente de l'Institut national des appellations d'origine au regard des grosses opérations de terrassement précitées conserve-t-elle à une «appellation d'origine contrôlée» son caractère conceptuel de «contrôlée»?
3) L'approche comptable
Sous l'angle de l'économie publique et de la valeur de la notoriété pour une commune, la modification géologique d'une zone d'appellation d'origine contrôlée - située sur le ban de cette commune - par extraction de la roche mère préserve-t-elle la valeur comptable intrinsèque des vignobles dans lesquels est opérée cette modification, et donc, par extension, la valeur comptable intrinsèque du ban communal?
Dans l'hypothèse
- d'une dégradation de l'image de marque ou de la notoriété d'une commune
- qui résulterait d'une dégradation de la valeur d'un vignoble suite à une transformation géologique de zone d'appellation contrôlée par extraction de la roche mère (les prix du vin et donc les chiffres d'affaires ayant chuté),
- et, par contre-coup, dans l'hypothèse
- de la perte financière qui, à son tour,
- résulterait de ces dégradations en cascade par la chute du prix du vin et donc la réduction corrélative de l'impôt sur les bénéfices des entreprises viticoles et de la TVA,
se posent les questions suivantes:
- pourrait-on accuser les propriétaires-viticulteurs ayant extrait la roche mère d'avoir causé ces pertes de valeur comptable du ban communal et ces pertes financières communales?
- pourrait-on accuser les responsables élus d'une commune sur le ban de laquelle se pratique l'extraction de la roche mère d'avoir indirectement causé ces pertes financières en ayant toléré - soit par négligence, soit par népotisme - les transformations géologiques des zones dites d'appellation d'origine contrôlée inhérentes au ban de la commune dont ils sont responsables ?
4) L'approche organoleptique et la protection de la consommatrice et du consommateur
Si tant est que les chercheurs en vitiviniculture précités ont raison, c'est-à-dire si la définition œnologique du terroir est bien le résultat organoleptique de l'activité micro-biologique des radicelles de la vigne au contact de la roche mère, les propriétaires-viticulteurs ont-ils le droit
- de commercialiser du vin provenant des parcelles où la roche mère a été extraite, et donc qui produisent un vin aux éléments qualitatifs ne répondant plus à l'origine géologique initiale,
- sans mentionner ces changements sur l'étiquette des bouteilles, c'est-à-dire sans prévenir les consommateurs des changements intervenus et
- sans modifier le prix des bouteilles corrélativement à la perte de qualités organoleptiques du fait de la disparition de la roche mère?
5) L'approche universitaire
Pourquoi les services de l'État et des Professeurs de facultés de sciences juridiques, économiques et sociales a qui ont été transmis ces questionnements n'en accusent-ils même pas réception?
L'extraction de la roche mère et donc l'altération géologique définitive de zones d'appellation dite «d'origine» et «contrôlée» ne méritent-elles pas que des spécialistes du droit, de l'audit de comptabilité publique (la Cour des comptes?) et de la fiscalité se penchent sur l'incidence probable que peut avoir sur l'exercice de leurs fonctions et responsabilités la falsification précitée, si tant est que l'extraction de la roche mère est considéré comme telle et donc délictuelle ?
6) L'approche journalistique
Qu'adviendrait-il de la réputation vitivinicole de la France, et donc de la position comptable du vin dans
- le compte de produit intérieur brut,
- la balance commerciale
- la balance des paiements
du pays si un journaliste d'un pays étranger fortement acheteur de vin français assistait par hasard lors de l'une de ses pérégrinations dans les vignobles concernés (que l'on se rappelle Parker) à l'extraction de la roche mère, et s'il considérerait cela comme une falsification géologique et donc une manipulation déloyale du concept «d'origine» dans la locution commerciale et juridique d'«appellation d'origine contrôlée»? Les douanes étatsuniennes ne sont-elles pas sensibles à ce genre de choses ?
Pourquoi des régions viticoles étrangères visant des produits vinicoles de niche et donc de haut de gamme à prix élevés protègent-elles soigneusement et de manière très stricte la structure géologique de leurs bans communaux viticoles pour rester en cohérence économique et commerciale avec leur stratégie, alors qu'en France la manipulation géologique, dénommée par la litote de "remodelage de vignoble" semble en cours de banalisation? Est-ce opur promouvoir le secteur économique du machinisme viticole florissant et générateur de sous-traitance par le biais d'entreprises de prestations de services viticoles qui éloignent le propriétaire-viticulteur de sa vigne dans le dédain de l'âme du vin chère à Charles Baudelaire?
Pourquoi la géologie reste-t-elle, semble-t-il, le parent pauvre des revues vinicoles, sauf quelques rares exceptions?
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