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Le moineau, plus discret que jamais
LE MONDE | 27.10.03
Les parisiens le connaissent tant qu'ils ne le voient même plus. Calotte gris foncé bordée de brun, nuque rousse, bavette noire, manteau rayé noir et roux, joues, poitrine et ventre blanc crème : il est pourtant bien joli, notre piaf ! Bien petit, aussi, avec ses quinze centimètres de long. Et si discret dans son effronterie que la diminution de ses effectifs passerait presque inaperçue.
La baisse semble pourtant réelle. En 1966, dans la thèse qu'il publiait sur le moineau domestique Passer domesticus, l'ornithologue Jean-Jacques Barloy en évaluait le nombre, à Paris, à environ 500 000 individus. De ces petits frondeurs squattant les tables des terrasses à la recherche de quelque nourriture, combien en restent-ils aujourd'hui ? "La capitale a perdu, en quarante ans, 180 000 moineaux domestiques", affirmait en 2002 le club Nature et Environnement d'Ile-de-France. Des chiffres suffisamment alarmants pour que la Ligue de protection des oiseaux (LPO) et le Centre ornithologique d'Ile-de-France (CORIF) décident à leur tour de lancer, début 2003, avec le parrainage financier de l'Hôtel de Ville, un recensement de nos petits amis parisiens.
C'est en Grande-Bretagne, au tournant du millénaire, que fut tirée pour la première fois la sonnette d'alarme, lorsque Dennis Summers-Smith, spécialiste mondialement reconnu des moineaux, rendit publiques les conclusions de ses travaux. Dans les grands parcs londoniens, affirmait-il, le nombre de moineaux avait diminué de 95 % depuis les années 1980, contre 70 % dans la campagne anglaise.
Dans cette dernière, l'évolution des techniques agricoles et la disparition des grands stocks de graines pouvaient aisément expliquer les choses. Mais dans le Grand Londres ?
Depuis, plusieurs grands centres urbains d'Europe ont aussi fait leurs comptes. "En Belgique, en Allemagne, en Italie, en Finlande ou en République tchèque, le constat est le même : les effectifs des moineaux domestiques sont en baisse dans les grandes villes", souligne Sandrine Mor, secrétaire générale adjointe de la LPO, qui incrimine en priorité les pesticides répandus dans les parcs et jardins et la raréfaction des sites de nidification.
REPRODUCTEURS PRÉCOCES
Lancé au printemps dernier, le recensement des piafs parisiens s'étalera sur cinq ans, à raison de deux sessions de comptage par an, menées fin mars et fin septembre. La méthode utilisée est celle des "indices ponctuels d'abondance": l'opération, effectuée avec l'aide de bénévoles, consiste à sta- tionner pendant dix minutes sur 160 lieux, pointés au hasard sur la carte de Paris intra-muros, et à compter le nombre d'individus observés durant ce temps.
"D'ores et déjà il apparaît que les moineaux sont en plus grand nombre dans les quartiers modernes que dans ceux où domine l'ancien. Les cavités dans lesquelles ils peuvent nicher sont sans doute plus nombreuses dans les immeubles récents", précise Sandrine Mor. De même, le petit passereau préférera-t-il les arbustes aux grands arbres, et plus encore les rhododendrons, troènes et autres arbustes à feuilles persistantes. Et, bien sûr, le parc Georges-Brassens plutôt que la place de la Concorde.
S'il faut attendre 2007 pour avoir les conclusions de cette étude, et quelle que soit la baisse de ses effectifs, une chose est certaine : l'espèce est loin d'être menacée ! Eminemment adaptable, ce compagnon querelleur et piaillard, commensal de l'homme depuis l'invention de l'agriculture, il y a dix mille ans dans le Croissant fertile du Moyen-Orient, n'est pas près de disparaître.
En France, aujourd'hui, on le trouve à peu près partout, si ce n'est en Corse (où le remplace une espèce voisine, le moineau cisalpin) et au-dessus de 2 000 m d'altitude. Avec des effectifs nationaux estimés à plusieurs millions d'individus, il a de beaux jours devant lui.
Et sans doute encore beaucoup à nous apprendre. Car notre piaf - qui l'eût cru ? - peut aussi aider la science. Ces dernières années, il a, par exemple, permis de préciser comment les facteurs hormonaux et énergétiques jouaient sur la date de ponte. Celle-ci, chez le moineau comme chez de nombreux oiseaux, influe elle-même sur le succès reproducteur. Sur les deux vagues de ponte observées chez l'espèce - l'une précoce (fin avril), l'autre tardive (fin mai) -, la première, en effet, est nettement plus bénéfique : les reproducteurs précoces s'engagent le plus souvent dans une deuxième couvée, et élèveront finalement deux fois plus de poussins que les oiseaux qui ne commencent à pondre que fin mai. La recherche a été menée au CNRS par le Centre d'études biologiques de Chizé (Deux-Sèvres), en bordure de la forêt, sur une population de moineaux se reproduisant dans des nichoirs et faisant l'objet d'un suivi par baguage individuel depuis 1992.
Les hormones ont été dosées sur place, et l'étude énergétique réalisée grâce à un "respiromètre". Au sortir de ces travaux, les chercheurs ont montré que les reproducteurs précoces présentaient dès la fin de l'hiver des niveaux élevés d'une hormone thyroïdienne, et que les concentrations de cette hormone augmentaient de façon linéaire avec le taux métabolique de base. Autrement dit, avec la dépense énergétique de l'animal.
Effronté ou non, le moineau domestique, pour augmenter le succès de sa reproduction, doit y mettre le prix fort, avant même le retour des beaux jours.
Catherine Vincent
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