En matière de codage des sensations, l'expression de "codage temporel itératif" n'est, à ma connaissance, pas encore attestée. Elle est pourtant nécessaire pour éclairer les conclusions de certains travaux.
En page 350 de son imposant ouvrage : Neuroscience, Dave Purves rapporte dans un encadré intitulé : "Codage" temporel des informations olfactives chez les insectes" les expériences conduites par Gilles Laurent au California Institute of Technology. Voici ce qu'écrit notamment Purves :
" Par enregistrements intracellulaires de neurones du lobe antennaire de grillons (structure analogue au lobe olfactif des mammifères ) et enregistrements extracellulaires au niveau du corps pédonculé (analogue au cortex piriforme des mammifères), ils ont trouvé que les neurones de projection du lobe antennaire (correspondant aux cellules mitrales des mammifères) répondent à une odeur donnée par des patterns temporels qui diffèrent selon les odeurs, mais qui sont reproductibles pour une même odeur. La figure ci-contre donne une représentation schématique des variations temporelles de la réponse de quatre neurones de projection à un stimulus odorant. La partie supérieure représente un potentiel global enregistré au niveau du corps pédonculé (CP), qui reflète l'activité synaptique d'un grand nombre de neurones...."
(Dans la partie inférieure, chaque sphère de couleur représente l'état de l'un des quatre neurones avant, pendant et après la présentation de l'odorant. Le blanc indique un état silencieux ou inhibé, le bleu un état d'activité désynchronisé et l'orange un état d'activité synchronisé.)
Ce texte me paraît indiquer très clairement que l'activité des quatre neurones considérés évolue au cours du temps de façon à la fois particulière à l'odeur présentée et périodique. C'est à dire que, si on appelle codage temporel la succession singulière des états de neurone pendant quelques millisecondes, cette succession se répète au bout de ce laps de temps ainsi donc que l'opération de codage qu'elle accomplit.
Ce qui est clair dans le texte l'est moins dans le schéma qui l'accompagne. Il est censé rendre compte d'une opération de présentation et de retrait d'une odeur au grillon qui s'accomplirait en six millisecondes ! Et il ne présente aucunement une activité périodique mais bien plutôt l'activité particulière qui se déroulerait pendant une seule période. Juste après le retrait de l'odeur et avant le retour à la normale de l'activité, il montre encore, pendant une milliseconde, une activité particulière qui pourrait correspondre à un signal de fin de réception.
Tout se passe à mon sens comme si le schéma qui nous était présenté tendait à placer les résultats de l'expérience dans une perspective connexionniste classique. Il y a un signal codé, sans doute temporel mais d'une durée trop brève pour avoir une manifestation quelconque perceptible, qui entraîne un comportement révélant la reconnaissance d'une odeur donnée et qui peut être accompagné d'un contenu conscient indécomposable et particulier : la sensation d'odeur. Et puis il y a un signal qui vient avertir le cerveau que l'odeur n'est plus reçue et qui met fin au comportement, et, éventuellement, à la sensation.
Selon la conception moduliste que j'ai pu développer ici (1), il n'en va pas de même. La sensation de l'odeur éprouvée nécessairement par le grillon comme elle le serait par l'homme n'est plus indécomposable dans son essence. Certes, elle est ressentie comme telle mais c'est parce que ce ressenti prend place dans une durée de conscience qui passe un seuil minimum. En deçà de ce seuil, l'odeur considérée n'existe plus mais il existe bel et bien un affect dont l'état varie régulièrement dans des périodes inférieures au seuil de conscience. Et c'est cette variation périodique et particulière de l'affect qui donnera au ressenti -à l'odeur, celle du thym par exemple- sa particularité propre.
Activation modulée du point sensible, modulation du champ magnétique cérébral...ceux qui m'ont lu connaissent désormais la chaîne d'induction que je conçois pour engendrer cette variation de l'affect que j'appelle primal(2). Mais ce qu'il est très intéressant de considérer ici c'est que le potentiel global qu'on voit modulé sur le schéma est précisément le premier maillon de cette chaîne, que, si le potentiel global cesse d'être modulé, alors l'affect cesse d'être modulé aussi et donc la sensation de l'odeur disparaît.
Dans cette perspective moduliste, la modulation du potentiel global est beaucoup plus qu'un signal, elle est l'élément inducteur premier, continu et constant de la modulation. Elle commande continûment la variation de l'affect donc la nature et l'intensité du ressenti.
J'ai parlé ailleurs d'une logique connexionniste et d'une logique moduliste et j'ai dit que ces deux logiques fonctionnaient ensemble. Cela ne m'est jamais apparu plus clairement qu'ici. L'expérience de Laurent montre effectivement la logique connexionniste à l'oeuvre. Il y a émission d'un signal codé temporellement annonçant la réception de la stimulation. Il y a un autre signal annonçant son retrait. Le premier signal induit un comportement. Le second y met un terme. Il n'est pas question de conscience ici.
La logique moduliste évidemment ne se révèle pas ici en plein mais elle se voit en creux dans la périodicité du signal. Que signal dise au cerveau: "voici l'odeur de thym !" c'est de bonne logique connexionniste mais qu'il le répète, ça ne l'est pas. Il n'a pas besoin de lui dire :"voici l'odeur de thym !", "voici l'odeur de thym !", "voici l'odeur de thym !". Il suffit qu'il lui dise au bon moment :"l'odeur de thym n'est plus là !' Et, si l'on comprend bien au moins la fin du schéma de Laurent, c'est justement ce qu'il fait. En revanche le cerveau moduliste qui induit la sensation a besoin de cette répétition constante. Et la conscience de sa disparition viendra seulement de ce que cette répétition aura cessé.
Purves conclut ainsi l'encadré dont on parle:" Ces observations suggèrent que la décharge cohérente d'un ensemble de neurones est un facteur important du traitement olfactif dans cette espèce et laissent entrevoir la possibilité que le codage temporel soit un aspect de l'olfaction des mammifères plus important qu'on ne l'a imaginé jusqu'ici." J'ajouterais, parlant dorénavant d'un "codage temporel itératif", qu'il pourrait être aussi plus important, même essentiel, pour les traitements gustatifs, tactiles, somesthésiques, voire auditifs et visuels.
1-Exposé assez substantiel dans les messages 19-20-21 et 24 du fil : "magnétoencéphalographie et origine des qualia", plus simple dans le message 72 du fil :"notre cerveau est-il aveugle ?"
2-Mon opinion est toujours que l'affect primal est d'une nature plus fondamentale que celle propre à chacune des grandes catégories de sensation. Mais au niveau d'observation qu'on peut faire, actuellement encore, de l'activité des neurones, je puis me laisser aller par exemple à parler d'un affect olfactif fondamental...
-----