Voici mon courrier envoyé au magazine Science et Vie...
Bonjour, je suis artiste, et je crains que votre article concernant la théorie constructale ne soit déprimant.
Je vais faire quelques remarques qui ne découlent que du raisonnement induit au texte.
« Une théorie explique l’intelligence de la nature » : Ceci implique que vous sachiez déjà ce qu’est l’intelligence. D’autre part elle en déduit que la nature, avec tout ce qu’elle comporte, a sa propre vie en tant qu’être et que tout ce qu’elle comporte a une intelligence, ce qui peut signifier tout et n’importe quoi puisque ce mot n’est pas défini (autant une volonté qu’une compréhension ou qu’une sagesse…ce qui est possible comme ça ne l’est peut-être pas).
Ce titre n’est-il donc pas trop à priori et sensationnel ?
Il y a une série de mots qui sont aussi mal définis, contradictoires parfois, et qui sont matraqués au lecteur :
« formes parfaites », « la nature crée des formes… parfaites », « l’homme peut désormais atteindre cette perfection ! », « concevoir idéalement », « trouver la forme idéale », « dessiner à coup sûr le plan parfait », « de façon parfaitement homogène », « le système est donc nécessairement imparfait », « nous sommes condamnés à l’imperfection », « répartir les inévitables imperfections », « une arborescence idéale qui répartit au mieux les résistances », « un dessin parfait car… le moins imparfait possible ! », « répartir géométriquement au mieux les imperfections, des petites échelles aux plus grandes », « tel un escalier pour le paradis des formes parfaites… », etc…
On le voit bien, il y a contradiction : la nature et l’homme créeraient des formes parfaites alors que « nous sommes condamnés à l’imperfection ». Ce qui donne 2 théories qui rendent notre esprit dangereusement confus : l’homme et la nature gèrent parfaitement ses imperfections et l’homme et la nature peuvent atteindre la perfection sans imperfections.
Dangereusement, car ceci se raccroche à une 3ème théorie qui définit cet idéal, cette perfection, par divers mots encore mal définis, à partir desquels on aperçoit le but seulement avec un œil affûté :
« un rendement optimal : ce rêve d’ingénieur », « méthode rationnelle », « garantie qu’elle soit optimale », « le but étant de trouver la forme qui en minimise l’ampleur globale », « de façon que le rendement ou la puissance fournie soit maximal », « rechercher d’abord la forme optimale », « sans altérer l’optimisation », « un réseau de refroidissement au rendement maximal, une arborescence idéale (…) », « chasser au mieux le gaspillage », « elle trace un chemin rationnel qui guide l’ingénieur, pas à pas, échelle par échelle, vers le dessin optimal », etc…
Mais qu’est ce que cette optimisation, cette performance ? Quel est son but ? Voilà l’idéal, la perfection, que les ingénieurs veulent nous soumettre. Mais pour quoi ? En fait, cela ne correspond-il pas à l’idéal de société où le produit doit toujours être plus efficace et son prix toujours plus accessible ? Mais qui dit cela ? Personne. Surtout que le pire vient du fait qu’on est en train d’idéaliser comme le faisait Le Corbusier quand il parlait de l’Homme type et idéal, l’homme rationnel et productif, pour construire les cités qu’on détruit actuellement pour la violence et le manque d’humanité qu’elles engendrent ! Voilà le danger !
Bien sûr, la science est là afin de justifier ces théories et ce but, cette optimisation de nous-même.
Pour cela, elle ne va pas hésiter à projeter le désir des ingénieurs sur la Nature, ou sur le processus qui sous-tend la nature, qui, contrairement à ce qu’on raconte dans vos articles, n’ont pas d’objectif et de genèse réellement connus…
- « toutes les formes que l’on trouve dans la nature ont subi un processus d’optimisation », « les formes naturelles sont déterminées par le principe de distribution optimale des imperfections », « je vois des formes constructales partout », « tous les systèmes énergétiques, vivants ou inertes, semblent obéir à une géométrie optimale », quand vous projeter le concept de machine sur un arbre qui « minimise globalement les résistances des écoulements internes pour économiser l’énergie » : n’est-ce pas attribuer le concept machinal d’optimisation à la nature, afin de justifier et rendre fatal ce concept qu’on voudrait appliquer sur l’homme ? comme quoi l’optimisation et la forme optimale sont dans sa ‘‘nature humaine’’… ?
- Et si « la Nature a donc réalisé un travail digne des meilleurs ingénieurs », pourquoi alors vouloir et rechercher une forme optimale à ce que nous sommes puisqu’elle existe déjà ? Pourquoi vouloir la recréer, et recréer ou améliorer notre monde suivant ce principe optimal, si déjà, « si le monde était optimal… » ?
- « le principe constructal, simple, unique et fécond » : Si l’organisation est transformée par ce principe, qui transforme ce principe d’évolution ? La Nature ? L’évolution elle-même puisqu’elle est « évolution » ? Puisque, comme vous le dites, il y a, au delà de la soi-disant perfection de ce principe d’évolution, imperfection de la Nature (perte et dégradation d’énergie, usure du temps, déterminent aussi les formes…), n’y a-t-il pas d’autres principes ? Pourquoi attribuer à ce principe la parfaite détermination des formes de la nature alors qu’elles sont soumises aux imperfections du temps ?
- Si les performances des arbres sont à peu près les mêmes, quels sont alors les facteurs, dans les équations de la théorie constructale, qui expliquent leur diversité ? Si « la théorie constructale permet précisément d’en expliquer a priori la forme comme le résultat d’une optimisation », la théorie ne permet pas d’expliquer cette diversité de formes, même si leurs développements, et non leurs formes, sont le résultat d’une optimisation. Non leurs formes, car elle ne permet pas d’expliquer l’unicité, ou l’origine, propre à chaque forme, qui fait leur diversité dans l’espace, et encore moins son devenir réel dans le temps, son usure. On ne peut donc pas dire que « pour un système naturel persiste dans le temps, il doit évoluer de telle manière qu’il fournisse un accès plus facile aux flux imposés qui le traverse ». Comme la théorie constructale ne permet donc pas d’évaluer parfaitement le devenir réel des formes et de la nature, elle ne peut pas parfaitement « prédire les formes que la Nature tend à sculpter avec le temps, en déduisant par un raisonnement physique le chemin qu’elle a parcouru par tâtonnement ». Elle, la théorie, ne peut définir que l’idéal de forme que la Nature tend à sculpter pour son développement et sa survie, ses objectifs. Mais puisqu’elle ne peut définir, nous l’avons vue, la réalité dans le temps et dans l’espace, nous projetons sur la Nature et ses objectifs, et par cette théorie, notre idéal d’ « optimisation » que nous avons fixé comme étant le principe global et parfait d’évolution, de développement et de survie (tel celui de Darwin). La phrase citée « la théorie constructale… résultat d’une optimisation » est donc fausse car l’optimisation, qui n’explique ni la diversité des formes dans l’espace, ni l’origine et le devenir de la forme dans le temps, n’explique qu’un développement fictif ou idéal de la forme. Les observations faites dans la nature sont peut-être proche de cet idéal, mais elles ne sont pas complètes et parfaites par rapport à la réalité.
- De même l’affirmation « la distribution optimale des imperfections est le principe qui génère la forme » est fausse. Si le principe qui dit que « la Nature est optimale » est fécond pour prédire et expliquer les développements, il ne l’est pas pour les formes, et il ne reste qu’un principe idéal, conforme à notre idéal. Cette « traque » n’aboutit donc pas à la découverte de « la perfection des formes naturelles ».
- Si « la théorie constructale, qui organise les échelles dans l’espace, de la plus petite à la plus grande, est, en ce sens, beaucoup plus ‘‘naturelle’’ », elle ne l’est pourtant pas. Elle n’est donc pas entièrement « prédictive » ni « réaliste ». Et elle reste donc « une vision idéale » d’où peut découler dans notre esprit soit la justification de notre système social de performance, de compétitivité, de sélection ‘‘naturelle’’…, soit de tels jugements : « Car il ne faut pas abuser par une interprétation mystique de cette ingénierie naturelle : si le ciel est parfait, ce n’est qu’à l’aune de ses propres objectifs. Et le bien-être de l’humanité n’en fait pas partie. Le petit prince doit s’en faire une raison… » qui fatalisent autant notre mal-être face à ce système.
- D’ailleurs pour optimiser son mode de vie, elle ne va pas tarder à remplacer l’art par la science : « il est temps que le design d’ingénieur passe du domaine de l’art à celui de la science ». Avant l’ingénieur était artiste, ou le designer pouvait travailler et amener un peu d’expression artistique et humaine dans nos objets, dans notre monde, mais demain tout sera optimisé, rationalisé, uniformisé puisque la rentabilité, contrairement à ce qui est dit, ne fait pas bon ménage avec la diversité (pourquoi faire diverses formes alors qu’on peut obtenir la ‘meilleure’ et ‘parfaite’ forme ?), pour un monde meilleur… et facile !
J'espère que vous prendrez mes critiques de manières sérieuses afin d'établir un vrai débat.
Je vous remercie de votre réponse.
Sincères salutations
Un lecteur
PS : de plus votre article "C'est bien l'homme qui affole le mercure" est tout d'abord réducteur par son titre puisqu'il concerne le climat entier. De plus on dit que ce serait du aux aérosols alors qu'il suffit de regarder la photo au-dessus pour comprendre que cela englobe beaucoup plus de choses ! Enfin, vu l'importance de cet article, puisqu'il concerne l'humanité entière, il mériterait d'être mieux placé, plus visible et plus élaboré.
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