Très récemment dans l’Histoire, l’idéal d’une vie réussie s’est mis à hanter les consciences de nos contemporains. Certes, un philosophe devenu Ministre s’est récemment interrogé sur ce qu’est une vie réussie, croyant apporter des réponses à ce qui est devenu une norme de sens, comme en des temps médiévaux, où le sens était liée à l’existence d’une place dans l’au-delà. Mais si on scrute l’Histoire récente des sociétés occidentales, on observera, notamment en lisant le constat d’Ellul (in Les nouveaux possédés, chap. 2) que l’idée d’une existence conduisant vers le bonheur remonte aux années 1960.
Or, la dialectique des complémentaires laisse supposer que si des vies peuvent être réussies, d’autres peuvent être ratées, surtout dans ce monde de concurrence et de compétition où rien n’est définitivement acquis et où en peu de temps, il est possible de perdre presque tout. Mais ces exceptions ne servent qu’à transcrire cette différenciation entre ceux qui sur le long terme, accumulent des bons points et pensent qu’ils ont réussi, sur la base de critères partagés par l’opinion, alors que d’autres ne parviennent pas à assurer une existence convenable. Vie réussie durable ? Vie convenable ? Vie misérable ? Comment juger d’autant plus qu’en cette affaire de sociologie existentielle la norme reste la règle, en dépit des différenciations de mode de vie.
Plusieurs questions se posent concernant la vie ratée.
Premièrement, existe-t-il des critères objectifs permettent de dire d’une vie qu’elle est ratée ?
Deuxièmement, la vie ratée ne repose-t-elle pas avant toutes choses sur une appréciation personnelle, autrement dit un jugement subjectif ?
Troisièmement, quelles sont les circonstances sociologiques et existentielles qui favorisent chez un individu le sentiment que sa vie est ratée ?
Quatrièmement, il est logique de penser que plus on avance dans une vie ratée, plus on a le sentiment d’une sorte de fatum irréversible, alors que la possibilité de renverser la tendance s’estompe, si bien qu’on est certain d’être un looser. Donc, à quel âge peut-on admettre qu’on a définitivement raté sa vie et qu’il n’y a plus espoir, rédemption, providence ?
Cinquièmement, quels éléments du passé favorisent une vie ratée. Certes, on pourra invoquer le pas de chance, la naissance dans un milieu social défavorable, mais on ne peut affirmer qu’un milieu matériellement et culturellement plus élevé soit la garantie d’une vie réussie qui dans le sens collectif national renvoie à cette notion d’ascenseur social. Oui, la société reste encore un levier d’ascension mais le nombre de places est limité, et puis l’ascenseur ne l’oublions pas, permet de descendre, parfois il tombe en panne et on est obligé de prendre les escaliers. Alors il arrive qu’on monte d’étage en étage, après avoir été débarqué par le fatum personnel ou bien économique, une faute, un licenciement, une erreur d’appréciation, on entre dans la cage d’escalier et après avoir grimpé les marches, croyant obtenir une seconde chance, un rachat, après des efforts conséquents mais on s’aperçoit que comme dans une gravure d’Escher, les marches montantes conduisent vers la cave et là, on comprend et on se dit que cette fois, c’est raté.
A notre époque où être heureux est devenu un impératif moral, où l’hédonisme se vend bien, où l’épicurisme et le matérialisme sont côtés sur le marché philosophique, pourquoi aucun penseur ne s’est intéressé aux vies ratées ? Dans notre monde accéléré, soumis à l’irradiation d’images et de débats psychomédiatiques, à la concurrence sauvage, non seulement la société sera un champ de développement de nombreuses vies ratées mais aussi un miroir grossissant et diffractant de jugement et de sens, si bien que c’est tout autant la vie ratée que le sentiment d’une vie ratée qu’il va falloir nous efforcer de comprendre. Etrangement, cette situation en appelle à un stoïcisme réactualisé pour répondre aux signes de notre temps. Accepter le fatum, non plus des dieux et du destin mais des aléas de l’existence, des risques, des accidents et notamment des accidents de la vie sociale, divorce, licenciement…
Qu’est-ce qu’une vie ratée et comment s’y faire ?
Que cette question philosophique apparaisse actuellement pourrait bien signifier une sorte de point d’inflexion du sens de l’existence annonçant la fin d’un idéal hédoniste moderne que l’on doit faire remonter au temps des romans libertins écrits à partir de 1740, idéal combattu, puis vénéré par une inversion toute récente consécutive aux moyens matériels considérables produits par le système. Cela dit, la vie réussie ne s’est pas identifiée à l’hédonisme. Elle avait comme prototype le héros puis est devenue une norme sociale pour bourgeois en quête d’ascension sociale, avec les biens matériels et les honneurs de la nation. Pour être honnête, il faut rendre justice à la littérature qui, narrant la multiplicité incroyable des existences, nous introduit sans difficultés à ce que l’on peut comprendre comme étant la vie d’un looser et les échecs existentiaux qui n’ont pas attendu le 21ème ni le 20ème siècle pour se manifester.
Une chose est sûre, la vie raté est un jugement que ne peut faire l’économie de la relativité des situations car chacun dispose d’un héritage au moment de son entrée dans la vie sociale, cet héritage étant très diversifié, acquis selon le milieu social, l’éducation, les relations des proches, le niveau matériel…puis congénital d’ordre physiologique et psychologique, traduit en terme de santé, solidité morale, aptitudes techniques et intellectuelles. On n’est jamais qu’un héritier et toute vie ratée se mesure par rapport à cet héritage et dans un contexte des sociétés avancées car la notion de vie ratée d’a pas de sens pour un intouchable de la banlieue de Calcutta. A l’extrême opposé, rater sa vie a pu revêtir un versant esthétique avec le dandysme dont l’essence est de gaspiller un héritage dont on conteste la légitimité, mais autant le dire, il faut avoir les moyens de rater sa vie en menant une existence de dandy !
Voilà donc un thème de discussion, comment concevez-vous ou bien entendez-vous une vie ratée ?
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