Alors que Claude Allègre était Ministre de l’Education, une commission fut mandatée pour examiner la place de la philosophie des sciences dans les UFR scientifiques, dans l’idée bien sûr d’y dégager un intérêt ainsi qu’un plan d’action au cas où il faudrait remédier à certaines carences. Dominique Lecourt, intellectuel réputé dans ce domaine, dirigea cette enquête en parcourant les UFR de Paris et provinces. Une réunion s’est même tenue à Bordeaux. J’avais demandé à y assister mais la directrice de l’UFR de philosophie, avec laquelle je n’étais pas en sympathie, jugea ma présence indésirable et ma foi, tant pis pour mon expérience personnelle qui n’a pas pu être utilisée. Plus tard, j’eus entre les mains une copie du rapport de séance. Evidemment, l’enseignement de notions de philosophie des sciences faisait l’objet d’un consensus des participants. Le seul problème concernait le profil et la formation des futurs enseignants habilités à dispenser ce savoir. Les philosophes réclamaient l’initiative et proposaient de former des agrégés ou docteurs de philosophie à la compréhension des sciences, alors que les scientifiques optaient pour l’inverse, à savoir des docteurs en science ayant bifurqué vers la philo ou bien l’épistémologie. C’est vers cette option que le ministère s’est tourné. Il fut décidé de créer 5 postes par d’an d’emplois fléchés en insistant sur la priorité donnée aux titulaires de deux doctorats. En septembre 2000 je me suis porté candidat sur quatre de ces emplois, sans succès, rejeté d’entré par la commission. L’année 2001, la mesure n’a pas été reconduite, sans doute à cause de ma nomination de Jack Lang suite à la démission de Claude Allègre.
Quelques réactions. D’abord la frustration de n’avoir pu être de la partie sur un sujet où j’ai mon mot à dire, ayant une double formation en sciences dures, puis un doctorat de philosophie, enfin des travaux en théorie des systèmes. Pour enseigner à des scientifiques, et notamment des thésards, le passage par la science est obligatoire. Tous les philosophes le savent. On peut bifurquer vers la philosophie après avoir été un scientifique au plus haut niveau alors que l’inverse n’est pas possible. Un littéraire n’aura qu’une connaissance superficielle des sciences dures ainsi que des processus de recherche menés dans les laboratoires. C’est bien pour cette raison qu’Alan Sokal s’est cru obligé de sanctionner les fautes épistémologiques, adressant des cartons jaunes à une brochette de penseurs en vogue des années 70, Lacan, Debray et bien d’autres.
Autre constat d’ordre politique. On remarque que la nomination d’un Ministre a pour conséquence d’annuler une partie du travail de son prédécesseur. Bel exemple de gaspillage d’argent public ; doublé d’un élément à charge contre l’Etat, montrant sa propension à faire du sabotage culturel. La preuve en est que les jeunes bacheliers boudent de plus en plus les études scientifiques. Sans doute que la philosophie des sciences n’aurait pas changé grand chose mais au moins, cette disposition aurait pu contribuer à susciter quelques passions chez des étudiants et peut-être, former leur esprit de chercheur vers plus d’ouverture. Car dans les laboratoires, on ne comptera pas sur les directeurs de recherche pour initier les jeunes chercheurs vers des regards plus transversaux. C’est même l’inverse qui se produit, l’imagination autant que la contestation étant bannie dans ces lieux. Le lecteur pourra croire à l’expression de ressentiments mais si on observe l’évolution des sciences biologiques, on s’aperçoit qu’un changement de paradigme est en vue et que la France est complètement out (voir un article d’Evelyne Fox Keller paru dans la recherche ou alors une vieille note sur mon blog)
Au-delà de mon cas personnel, la situation semble bien lamentable. La confrontation de la science et de la philosophie représente rien qu’à elle seule un enjeu fondamental, ne serait-ce qu’au niveau de la compréhension de l’humain, ses déterminismes naturels jaugés face à ses transformations culturelles. Deuxième enjeu, la synthèse des connaissances. Jamais les savoirs n’ont été aussi dispersés, alors que les savants capables d’en saisir l’ordre global se sont raréfiés. Pourquoi ? Parce que d’abord, l’objectif est très élevé en raison de la prolifération des paradigmes et des progrès dans toutes les disciplines. Puis à cause d’une pratique professionnelle imposant un rendement permanent et donc interdisant la démarche lente et passionnée vers l’ascension des cimes des massifs disciplinaires, là où l’on voit comment ils sont reliés et partent d’une même racine puis se séparent en troncs, branches et feuillages. L’œuvre se fait lentement, le savant est comme un dieu et Dieu sait si la création se fait lentement ! Enfin, le contexte sociologique des institutions n’est pas le lieu idéal où peut s’épanouir la plus haute science. Troisième enjeu, travailler à formuler des paradigmes ou des doctrines permettant d’expliquer le réel où nous sommes, la Nature, l’Homme et sa conscience, la Société. Par les temps qui courent, une bonne dose de métaphysique ne peut pas faire de mal.
Pourtant, des vieux sages comme Edgar Morin, Michel Serres, André Lichnerowicz, des intellectuels avertis comme Dominique Lecourt et d'autres, relayés par quelques essayistes dont Jean-Claude Guillebaud, ont tiré la sonnette d’alarme mais rien n’y a fait. La philosophie des sciences a été massacrée si on la mesure au nombre de postes offerts aux concours du CNRS et des Universités. Minable, franchement lamentable. On ne sait même pas qui est responsables. L’ignorance et la paresse intellectuelles des scientifiques ? L’inaptitude à écouter et la frénésie gestionnaire des responsables, directeurs d’UFR, présidents d’Université, membres du CNU et de la direction scientifique du CNRS, haut-fonctionnaires de la recherche, politiciens autistes ? Ou encore l’avarice d’un Etat peut disposé à satisfaire des postes culturels sur lesquels l’opinion n’a pas de prise, préférant arroser de miettes chaque citoyen ? Effectivement, toutes les mesures fiscales ou redistributives font l’objet de commentaires dans les médias. A ce compte-là, la démagogie est toute indiquée. Toujours est-il qu’à travers ce cas de la philosophie des sciences, nous mesurons de quelle manière une société s’écarte du progrès culturel et de ce fait, gaspille son héritage, de manière insidieuse, invisible, sans vague, sans témoin ni procureur. C’est pas comme une entreprise. Nous connaissons tous l’aventure de Manufrance, entreprise liquidée faute d’avoir été gérée et modernisée correctement par les héritiers de cette maison familiale. Cela étant, on sait bien que ce qu’une entreprise fait, d’autres peuvent le faire et l’ont fait. C’est tout l’avantage du système libéral, autant que l’inconvénient pour ceux qui se trouvent au mauvais endroit. Mais ces savoirs, cette philosophie des sciences laissée en friche, qui la fera fructifier, du moins ici ? Personne hélas, car le système est centralisé. Il serait libéralisé que les affaires ne seraient guère plus avantageuses car la culture hautement savante ne présente pas d’intérêt pragmatique ni économique à court terme.
Une dernière analyse devrait mettre en évidence le rôle de la vidéosphère mais sans excuser aucune manière la société. Ce n’est pas parce qu’on met entre les mains un instrument sophistiqué porteur d’usages tendancieux qu’on doive exonérer les dirigeants de toute responsabilité car à ce compte-là, il ne nous resterait plus qu’à traduire aux assises le flingue au lieu de l’assassin.
Il y a à mon sens trois ressorts motivant l’activité du chercheur (liées du reste aux trois dispositifs anthropologiques), l’intérêt, la vertu et la passion. Les chercheurs ont suivi la vertu à l’ère républicaine et graphosphétique, puis, l’intérêt est venu se superposer, ce qui n’a pas empêché les passionnés de poursuivre leur course. Hélas, il y a de moins en moins de place pour la passion, comme d’ailleurs pour les valeurs, ce qui se comprend aisément puisque toute passion est déterminée par un objet ou un objectif ou mieux encore, un idéal. Ceux qui agissent par vertu finissent pas s’abîmer dans les rigidités institutionnelles, dogmatiques, intellectuelles, traditionnelles. Ceux qui agissent par intérêt finissent pas s’écarter de la noblesse professionnelle pour ne devenir que les mercenaires au service des capitaux et de leur compte en banque. Il est évident que votre serviteur, encore debout et motivé après tant d’échecs, résistant face à tant de démission et de lâcheté des dirigeant, toujours passionné en dépit de la vision d’une armée de talibans salopant l’héritage culturel, ne trouve pas sa place. Logique, quand on a une âme de suicidé illuminé, on ne peut naviguer dans un monde de cadavres ontologiques à l’âme anesthésiée par l’ivresse du profit ou bien figée dans les normes administratives.
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