Bonjour,
Le titre peut paraitre provocateur et polémique, et c'est vrai que le fond du sujet peut susciter la polémique, mais tel n'est pas mon objectif.
L'effet Gourou est un phénomène social théorisé par l'anthropologue Dan Sperber ( http://www.dan.sperber.fr/wp-content...fet-gourou.pdf ). Celui-ci part du constat que lorsque nous sommes confrontés à un discours que nous ne parvenons pas à comprendre entièrement, nous avons tendance à faire l'hypothèse a priori que le manque de compréhension vient d'une incapacité (temporaire ou non) de notre part à comprendre un message intelligible, et non pas en un défaut d'intelligibilité intrinsèque du message. Cette hypothèse est raisonnable : nous sommes sans cesse confronter lors de notre parcours scolaire à des contenus que nous ne comprenons dans un premier temps que partiellement, et il est donc légitime de se dire : je ne comprends pas tout cette fois, mais je ferai plus d'efforts dans l'avenir pour avoir une meilleure compréhension de ce contenu.
Le problème survient lorsque l'on reste bloqué sur cette hypothèse alors que le contenu à comprendre est intrinsèquement défectueux. C'est exactement ce que Dan Sperber pense qu'il se passe dans le succès des auteurs post-modernes à succès comme Deleuze, Dérida, Badiou, et tous ceux qui ont été dénoncés notamment par Sokal et Bricmont. Ces auteurs sont producteurs, selon Sperber, d'un discours intrinsèquement obscur, peu intelligible, mais bénéficient pourtant d'une aura dans le monde académique et sont considérés comme des auteurs importants. Lorsqu'un auteur bénéficie d'une réputation de profondeur, l'hypothèse, décrite plus haut, selon laquelle le manque de compréhension vient non pas du manque de clarté du producteur mais du manque de capacité de compréhension du récepteur, est encore plus convaincante. Il s'enclenche alors une tradition d’exégèse de l’œuvre du maitre, processus au cours duquel une communauté d'individus va tenter de rentrer dans les profondeurs abyssales de la pensée du maitre, en partant du principe que le contenu de la pensée de l'auteur recèle forcément quelque chose de précieux. L'auteur devient alors une sorte de gourou, d'où l’appellation de la théorie.
Maintenant, lorsque j'ai entendu parler de cette théorie, ma familiarité avec l'histoire de la mécanique quantique m'a fait immédiatement penser au cas de Niels Bohr. Je dois signaler dès maintenant que je ne remets aucunement en cause les qualités du physicien, ni de son importance institutionnelle dans le développement de la physique du 20ème siècle, je ne parle ici que du Niels Bohr "philosophe". Niels Bohr a, à partir des années 1927, développé une théorie de la physique quantique autour du concept de complémentarité, qui est devenu le cœur de ce que l'on a appelé "l'interprétation de Copenhague de la physique quantique". Cette interprétation est supposée être l'interprétation standard, majoritaire de la théorie, celle qui a gagné la bataille contre les critiques d'Einstein, Schrödinger et de Broglie. Le problème avec cette histoire est que deux partisans de "l'interprétation de Copenhague" ne vous donnera pas la même version de l'interprétation. Il existe bien une interprétation minimale de la mécanique quantique, celle que l'on retrouve dans les manuels, mais celle-ci ne contient que des éléments techniques et opérationnels. Tout l'ornement épistémologique construit par Bohr, notamment le concept de complémentarité, n'y joue aucun rôle. Bohr se plaignait que pratiquement personne ne comprenait ce qu'il voulait dire par "complémentarité".
Bohr est un auteur très difficile à lire. L'historienne Mara Beller raconte cette incroyable anecdote sur l'attitude de certains physiciens vis-à-vis de Bohr :
When physicists failed to find meaning in Bohr's writings, no matter how hard they tried, they blamed themselves, not Bohr. (Einstein and Schrödinger were among the rare exceptions.) Carl von Weizsäcker's testimony is a striking example of the overpowering, almost disabling, impact of Bohr's authority. After meeting with Bohr, Von Weizsäcker asked himself: "What had Bohr meant? What must I understand to be able to tell what he meant and why he was right? I tortured myself on endless solitary walks." Note that von Weizsäcker did not ask, "Was Bohr right?" or "To what extent, or on what issue, was Bohr right?" or "on what issues was Bohr right?" but, quite incredibly, he wondered what must one assume and in what way must one argue in order to render Bohr right? (The Sokal Hoax: At Whom Are We Laughing?
M. Beller, 1998, Physics Today, que l'on peut facilement touver en ligne). Nous avons affaire ici à un exemple paradigmatique de l'effet Gourou tel que l'a théorisé Sperber. L'article que je viens de citer donne d'autres éléments allant dans ce sens.
Les amis de Bohr ont même tenté de fonder un "institut pour la Complémentarité". Bohr pensait quant à lui que la Complémentarité serait un jour enseigné dès l'école primaire. Tout cela, sans qu'il n'y ait aucune description claire, dans les écrits de Bohr, sur ce que signifie ce concept.
Et que penser également de cette phrase de John Weeler : " You can talk about people like Buddha, Jesus, Moses, Confucius, but the thing that convinced me that such people existed were the conversations with Bohr".
L'attitude de Wheeler, lorsqu'il fut directeur de thèse d'Everett, interpelle également fortement. Everett a proposé une interprétation de la mécanique quantique qui prenait sur beaucoup de points le contrepied de la philosophie Bohrienne. Sa thèse a d'ailleurs été très mal reçu par Bohr et son entourage. Les réactions étaient même parfois violentes, Rosenfeld, notamment, écrivant qu'Everett était incroyablement stupide et qu'il ne comprenait rien à rien. Wheeler trouvait visiblement du mérite à l'approche d'Everett, mais il ne concevait pas de faire soumettre la thèse d'Everett avant de savoir si elle aurait l'approbation bohrienne. Lorsqu'il se déplaça à Copenhague pour parler des idées d'Everett à Bohr et son entourage, il s'aperçu qu'elles n'étaient pas bien reçues. Au lieu d'en prendre acte, il força Everett a édulcoré sa théorie pour faire en sorte de diminuer son opposition à la philosophie Bohrienne (voir le livre The Many Worlds of Hugh Everett III de Peter Byrne ou le livre "What is real" d'Adam Becker). Toutes les approches fondationnelles de la mécanique quantique qui n'étaient pas dans la droite ligne des idées de Bohr ont d'ailleurs été reçues avec un dogmatisme incroyable par l'entourage de Bohr (notamment Rosenfeld, qui fait preuve dans sa correspondance, d'une violence, d'un dogmatisme et d'un zèle qui ne cesse de m'étonner : lire le livre "What is real" d'Adam Becker).
Mon propos ici n'est pas de dire que les physiciens ont tort de considéré "l'interprétation de Copenhague" comme la bonne (en réalité, presque personne ne défend plus vraiment l'interprétation de Copenhague, tout simplement parce que celle-ci n'est pas clairement définie. Les physiciens "pragmatiques" se contentent habituellement de l'interprétation minimale des manuels, qui fait le job pour toute considération pratique, et peuvent rester agnostiques sur les implications épistémologiques et métaphysiques de la théorie quantique, et chez les physiciens et les philosophes qui s'intéressent aux fondements de la théorie, d'autres approches plus clairement définies, qu'elles soient d'ailleurs antiréalistes (Quantum Bayesianism) ou réalistes (Collapse Theories, Hidden variables Theories, Many worlds theories) sont disponibles). M’intéressant à l'histoire de la mécanique quantique depuis maintenant une quinzaine d'années, je trouve que le concept d'Effet Gourou de Dan Sperber décrit bien certains éléments sociologiques liées aux attitudes de certains physiciens au sujet de l'interprétation de la mécanique quantique, et je voulais connaitre les réactions que pouvaient susciter un tel rapprochement. Mon but n'est encore une fois pas de polémiquer, mais j'ai également bien conscience que ce que je soutiens peut paraitre offensant. Je voulais donc savoir si ce rapprochement fait sens pour vous, ou entendre vos éventuelles objections.
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