Salut Chaverondier,Envoyé par chaverondier
Votre message se présente comme un net appui à ma position et vous trouverez peut-être mesquin que je revienne sur la seule objection que vous m’opposez, d’autant plus que d’autres pourraient la trouver hors sujet. Mais dans un débat où certains se mettent à parier sur n’importe quelle chimère en sommant leurs interlocuteurs de ne leur faire que des objections absolument rationnelles, il faut d’abord être d’accord sur le sens de certains mots primordiaux. Le verbe souffrir en est un.
On peut employer ce verbe métaphoriquement. On peut dire d’un objet abîmé qu’il a beaucoup « souffert ». Mais au sens strict du terme on ne peut parler de souffrance sans parler de conscience de la souffrance. Et la jonction de vos deux phrases dans la note 1 me semble constituer une absurdité. Vous me direz que le poisson n’a pas la conscience de soi, qu’il serait stupide de verbaliser son vécu par un : « je souffre ». Je peux vous suivre. Je pense qu’une phrase comme : « ça souffre » et ce qu’elle implique de conscience brute et grossière sans lien avec un passé (avant ça ne souffrait pas), sans considération d’un ailleurs, d’un extérieur où ça ne souffrirait pas, je pense que cette phrase-là serait en l’occurrence pertinente. Mais ce « ça » que j’emploie ici a de toute façon fonctionnellement la valeur d’un je. Je veux dire que la souffrance dès lors qu’elle existe crée mécaniquement un sujet et donc un état de conscience. Ou alors elle n’existe pas. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de douleur inconsciente.
A douze ans j’ai fait une pneumonie avec syndrome méningé. Je me souviens d’un état de fièvre, d’un début de délire, puis j’ai perdu connaissance. Une quinzaine d’heures plus tard ça m’a réveillé : une douleur brute, atroce, que je n’avais jamais éprouvée encore, localisée au creux du dos, dans la colonne vertébrale. Je suis resté conscient quelques instants, le temps de réaliser que j’étais dans une salle d’hôpital et qu’il y avait des médecins en blouse blanche auprès de moi. J’ai sombré dans le coma à nouveau pour reprendre définitivement connaissance une vingtaine d’heures plus tard. J’ai su à ce moment-là qu’on m’avait fait une ponction lombaire.
Cette douleur-là, brute et prégnante, érigée en quelque sorte entre deux plages d’inconscience et dont je n’ai connu qu’après coup la cause a fini par me figurer d’une façon que je trouve acceptable la douleur primitive qui a émergé dans le premier organisme sensible. Elle me fait sentir la frontière entre l’inconscience où elle n’est pas et la conscience où elle est. Elle sépare également à tout jamais dans mon esprit l’idée de dommage ou de désordre organique et l’idée de souffrance que certains voudraient souder encore. Lorsque j’étais inconscient mon corps ravagé par la maladie et bouillant de fièvre allait au plus mal.
Un bien complaisant hors sujet, me direz-vous. A quoi sert-il d’éclairer l’idée que la douleur est nécessairement consciente ? Quel rapport avec le fameux ordinateur dont l’existence est en débat ? A commenter votre deuxième note, on peut en trouver un. Vous y évoquez l’absence de définition du libre arbitre dans un fil dont la problématique est précisément formulée : « un « ordinateur pensant » serait-il doué de libre arbitre ? » L’expression ordinateur pensant est mise entre guillemets mais pas celle de libre arbitre. Or il faut bien s’accorder sur une définition si l’on veut que le débat ait un minimum de pertinence. J’en ai proposé une moi-même mais comme personne ne l’a retenue il serait oiseux et inconvenant que je raisonne à partir d’elle. Il l’est moins sans doute que je prenne celle d’un dictionnaire. Le Robert donne celle-ci. Libre arbitre : Philo. « faculté de se déterminer sans autre cause que la volonté ». Cette définition faisant autorité, j’en déduis qu’un ordinateur doué de libre arbitre aurait la faculté de se déterminer sans autre cause que sa volonté et aurait, par conséquent, une volonté. S’il a une volonté, il doit être capable d’effort, car que serait une volonté qui ne soutiendrait pas ? Et par quoi pourrait-elle se soutenir, affirmer un minimum de permanence et de résolution, sinon par l’effort ? Autrement elle ne saurait être que virtuelle. Donc il faut que cette machine effectivement douée de volonté soit aussi capable d’effort effectif. Un effort, s’il est effectif, ne peut être que pénible. Un effort peut ne pas coûter beaucoup de peine mais s’il ne coûte aucune peine ce n’est plus un effort. Donc notre machine doit pouvoir ressentir des états pénibles. Et on conviendra j’espère qu’un état pénible ne se distingue pas d’un état douloureux. Donc voilà la douleur –dont j’ai un peu montré je crois l’aspect concret et substantiel- introduite dans notre appareil libre arbitral, qui peut déjà faire ses quatre volontés et est indiscutablement apte à l’effort. Mais si cet appareil peut connaître la douleur, on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas connaître le plaisir, ne serait-ce que dans le relâchement de la douleur elle-même.
Vous posez, très naturellement, la question des tests. Et moi, sans doute avec vous, je poserai simplement la question toute bête : cette machine, à quoi va-t-elle ressembler ? Quelle en sera la structure et l’apparence ? Ce qu’il y a de surréaliste dans ce débat, c’est non seulement cette machine pensante, voulante, énergique, souffrante, apte au plaisir et certainement aussi désirante dont on nous promet l’existence (comment n’y pas croire ? Personne il y a 130 ans croyait à l’A 530. Or l’A 530 existe. Donc… demandez la suite à mmy), c’est encore qu’on soit sommé de trouver un argument rationnel pour contester la possibilité d’existence d’une machine qu’on ne se représente pas le moins du monde et dont les partisans ne nous donnent même pas une vraisemblable esquisse ! Allons, trouvez moi un argument rationnel pour contester l’existence du trèfle à cinq feuilles qui vole, fait des bulles, roule à vélo, trafique les ascenseurs et compose des sonnets…et que ça saute !
Oui, c’est vrai, je suis un peu de mauvaise foi. Cette machine qui est très accessoirement un ordinateur qui pense mais qui est surtout une machine voulante, souffrante, volante dans les espaces où son imagination l’entraîne, pleurante, riante, désirante, aimante, apte à l’émerveillement comme à l’indignation, je la vois, si mal fichue qu’elle se présente, dans la glace où je me regarde, machine garantie sans pièce d’usine, entièrement naturelle, fille de cette nature dont je ne sache pas qu’elle ait engendré autre chose où prenne vie la conscience que des machines qui me ressemblent…
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