La notion de «*quale*» (qualia au pluriel) a été introduite assez récemment dans la philosophie. Le mot lui-même est la forme neutre de l'adjectif latin qualis (quel) qu'on pourrait traduire par «*la chose en elle-même*». La chose en elle-même étant l'aspect expérienciel immédiat des sensations, leur contenu en tant que tel, indépendamment des causes qui le produisent et des conséquences qu'il pourra avoir éventuellement, entre autres, sur notre comportement. Ainsi parler du quale de l'image c'est parler d'une sensation complexe qui s'offre à la conscience à un moment donné et qui peut se décrire en termes de disposition dans un espace donné de lumières, de couleurs et de formes.
Lorsque vous dites que je ne me limite pas à des «*considérations médicales*», vous avez bien sûr raison. Tout mon propos repose sur la conviction que le quale de l'image existe ou, ce qui revient au même, que la conscience de l'image existe en soi. Ma conviction est donc l'exact opposé de la vôtre que je rappelle : «*la conscience de l'image n'a pas d'existence propre*». Pour vous, le quale de l'image n'existe pas, la conscience de l'image «*ne consiste que dans le fait que certaines des réponses possibles au stimulus visuel considéré (réponses : paroles, gestes, sueur, gestes de peur...) sont orientées (sélectionnées) pour permettre la survie du corps qui la contient*». Cette position que vous avez sur le quale de l'image est tout à fait cohérente avec la position que vous avez sur la conscience elle-même: «*pour moi la conscience n'est que ça, un lien causal, vaguement reproductible entre stimulus et réaction.*»
Médical, non médical, scientifique, non scientifique, le discours que chacun tient est d'abord un discours humain qui affiche sa prétention au vrai. Je fais en sorte en tout cas que le mien ne s'écarte pas trop d'un discours scientifique qui consisterait à dire ceci: dans l'état actuel de nos connaissances du fonctionnement du cerveau et des propriétés de la matière, il n'existe pas d'explication satisfaisante de la constitution du quale de l'image. Il faut donc réétudier le fonctionnement du cerveau et peut-être explorer plus avant les propriétés de la matière pour parvenir à l'explication recherchée. Rien n'interdit a priori de penser que le fonctionnement qui nous échappe ou la propriété inconnue ne soit aussi rationnel que ce que nous pouvons connaître jusqu'alors de la nature. A ce discours «*scientifique*», on pourrait opposer un discours «*scientiste*» qui est de dire : si la science ne peut actuellement donner une explication satisfaisante du quale de l'image, c'est tout simplement que le quale de l'image n'existe pas ou, ce qui revient au même, qu'il n'a pas d'existence propre, qu'il n'existe que comme un épiphénomène. Tout discours, surtout quand il est dominant, peut voir sa nature se corrompre et se pervertir. Et le discours scientiste me paraît une perversion du discours scientifique. Cette perversion existe quand le discours scientifique ne peut plus se remettre en cause et ne peut plus que remettre en cause l'existence même de ce devant quoi il est impuissant. Je ne peux pas expliquer cela, donc cela n'existe pas. Si un individu quelconque tenait ce genre de discours, on le traiterait de fou ou de psychopathe dangereux. Mais si un théoricien réputé en neurologie en donne l'équivalent, on considère ses propos avec timidité et respect.
Vous me direz : il y a des choses que certains prétendent exister, que la science ne peut expliquer et dont on peut avoir la conviction qu'en réalité elles n'existent pas. Vous et moi pensons sans doute que les OVNI n'existent pas, vous et moi pensons sans doute que Dieu n'existe pas. Vous et moi n'avons donc aucune raison de dénoncer un discours qui affirmerait conjointement que l'existence des OVNI et de Dieu n'a pas d'explication rationelle et que les OVNI et Dieu n'existent pas. Le problème c'est quand le et d'addition devient un et de conséquence, l'équivalent d'un donc et qu'incidemment ce discours menace l'existence des choses qui nous sont données comme les évidences les plus fortes. Les images que j'ai sous les yeux n'existeraient pas parce que les scientifiques ne peuvent comprendre ce qui les fait être. Et si je crois aux images malgré tout, mon beau discours, bien «*littéraire*» pour les défendre ne vaudra pas grand chose devant certains constats de comportement ou certaines analyses des physiologues du cerveau.
Et c'est là, heureusement, que d'autres constats interviennent pour mettre à jour l'ineptie du discours scientiste. Les études qu'on a pu faire sur le somnambulisme montrent que le somnambule a un comportement intelligent, qu'il sait reconnaître et éviter les obstacles, donc effectuer des réponses comportementales aux «*stimuli visuels considérés*» qui sont orientés «*pour permettre la survie du corps*» où ils se produisent. Ainsi ce que vous considérez comme la définition de la conscience conduit à considérer l'existence humaine comme un état de somnambulisme permanent et à ne faire aucune différence entre un être humain et un automate intelligent qu'on pourrait construire.
Si la médecine montre que la conscience n'est pas, comme vous le croyez, un vague et abstrait corrélat de comportements plus ou moins intelligents, elle montre aussi qu'elle n'est pas la pure traduction phénoménale de l'activité cybernétique du cerveau. Les études sur la vision aveugle comme sur les diverses formes d'agnosie ou d'ataxie montrent comment la conscience visuelle se détache des corrélats physiologiques observables jusqu'alors et des algorithmes induits par l'activité des connexions. Ce n'est pas que ces algorithmes -je l'ai dit et je le répète- ne modifient pas le quale, ne mettent pas par exemple en relief les objets qui étaient confondus dans l'image sensible, pure et brute. Mais cette modification n'intervient que parce que justement la précède la réalité de cette image brute et que parce que les modifications s'opèrent sur les composantes sensibles de cette image. Cette image brute, sauvage en quelque sorte, inintelligible, sans autres composantes que celles des points de couleur disposés dans son espace peut exister seule, comme un objet de mystère, de dégoût ou de contemplation, sans que tous les processus qui, dans notre cerveau, tentent de lui donner signification et utilité, aboutissent.
Comment se forme cette image-là ? C'est ce que je crois avoir trouvé, c'est ce que j'explique dans «*mes vues sur la vue*». Par un processus simple au fond et purement mécanique. Ce processus suppose, il est vrai, une propriété de la matière qui n'a pas été établie jusqu'alors, celle de transformer, dans certaines conditions et dans un certain espace, une modulation électromagnétique en une modulation d'intensité affective.
On peut croire que cette propriété de la matière n'existe pas mais on ne peut pas croire, sauf à aller contre les évidences et les constats de la médecine, que l'image-quale n'existe pas ou qu'elle existe en étant le pur produit de l'activité des potentiels d'action dans les circuits du cerveau.
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