Pour "l'agriculture biologique" et contre "l'agriculture raisonnée"- tentative de contribution scientifique à un débat biaisé…
Si vous permettez, j'ai quelques commentaires à faire sur ce fil, qui se proposait de faire "une analyse critique de l'agriculture biologique", dans "un forum scientifique". J'y découvre pourtant un fil polémique de bout en bout, un véritable procès du bio, utilisant des procédés souvent fort peu scientifiques et très idéologiques, et animé pour l'essentiel par un petit groupe de militants défendant une cause sans en afficher honnêtement la couleur.
J'ai repris ce fil depuis l'origine, en prenant le temps qu'il fallait. J'ai procédé par sondage pour les premières années, lisant de longues séries de posts espacés dans le temps, et je me suis pastillé pour finir la totalité des commentaires publiés sur l'année 2011 (plusieurs centaines de messages lus au total).
Cette "discussion" est ainsi animée par une demi-douzaine de personnes défendant une thèse selon laquelle:
La "démonstration" consiste à réduire l'agriculture biologique à un label et un cahier des charges, pour mettre "scientifiquement" en évidence "l'incohérence" de ce dernier, dévoilant ainsi "la supercherie".Le bio, c'est pas un mode d'agriculture à proprement parler.
C'est une niche commerciale : des produits de luxe en gros.
C'est comme les produits de marque : c'est pas prouvé que c'est meilleurs ni pour la santé, ni l'environnement, mais il y a une jolie étiquette et c'est plus cher, donc ça marche. (avril 2011)
Face à cela, le seul "mode d'agriculture" qui serait, quant à lui, authentiquement "scientifique" est qualifiée, de manière tellement floue qu'elle confine au fantomatique, d'agriculture "conventionnelle".
Néanmoins, au fil des débats, les militants de la cause sortent finalement peu à peu du bois:
Le mot désignant cette mystérieuse "agriculture exempte d'incohérences " finira par être lâché dans le débat: face à l'agriculture biologique existerait donc une alternative désignée comme une "agriculture raisonnée".Pour l'instant, il n'y a que le "bio" qui est défendu sur ce fil, les autres intervenant ne faisant qu'en souligner les incohérences et défendant justement une agriculture exempte d'incohérences non détaillée ici donc ne pouvant pas être spécifiquement pointée.(mai 2011)
Qu'est-ce donc que ça? A vrai dire, on ne sait pas. L'agriculture raisonnée n'existe pas. Ou pas encore… Mais le jour où elle produira son propre label, nous aurons tout le loisir d'ouvrir ici un nouveau fil pour voir si son cahier des charges - à venir - résiste longtemps à la mise en pièce "scientifique" dont il ne manquera pas de faire lui aussi l'objet. On verra alors si c'est autre chose qu'une "jolie-étiquette-qui-fait-vendre", autre chose qu'un vaste remballage markéting, à la mode green-washing, du gros business de l'agrochimie industrielle…
Pour ma part, je n'ai d'action ni d'intérêt personnel ni dans l'agriculture biologique, ni dans l'agrochimie industrielle. Mais j'ai le souci de mon alimentation. Une analyse critique de l'agriculture biologique m'intéresse donc, si elle ne masque pas une entreprise idéologique de débinage au profit d'un concept markéting qui entend se placer comme concurrent commercial auprès du consommateur que je suis.
Alors, il me semble qu'il y a quelques pendules à remettre à l'heure dans ce débat biaisé.
Tout d'abord, une approche scientifique rigoureuse invite, à mon humble avis (mais on en débat autant que vous voulez), à rejeter d'emblée la notion "d'agriculture conventionnelle". D'une part car le terme est de nature purement idéologique (conventionnel signifie "qui respecte les conventions sociales"): il emporte donc un jugement de valeur.
Ensuite, ce terme ne désigne rien de précis ni de concret qui soit repérable, tant sur le plan technique que sur le plan socio-économique, dans le domaine de l'agriculture.
Plusieurs personnes, et à plusieurs reprises, dans ce fil on défendu l'idée qu'il existerait une "agriculture conventionnelle", héritière à elle seule de l'histoire de toute l'agriculture depuis son origine il y a 10.000 ans, qui s'opposerait à une nouveauté récente que serait l'agriculture biologique.
Cette présentation est fausse, c'est une pure reconstruction historique. L'agriculture dans les pays développés aujourd'hui est en totale rupture depuis un siècle avec l'agriculture traditionnelle, elle n'en est aucunement l'héritière. Une approche plus fine, aussi bien sur les plans technique que socio-économique, monterait plutôt que l'agriculture biologique est nettement moins en rupture avec l'agriculture traditionnelle que ne l'est cette agriculture dite "conventionnelle", et qu'il convient en réalité de désigner comme "agriculture industrielle".
Reprenons, brièvement, le fil de l'histoire de l'agriculture, pour voir comment on en est arrivé là, en nous appuyant autant que possible sur des références scientifiques, puisqu'elles ne manquent pas.
Au début, il y a l'agriculture primitive. M. Sahlins (anthropologue à l'université de Chicago) nous rappelle que c'est une agriculture "de l'abondance", permettant aux sociétés primitives de se reproduire sans difficulté de générations en générations durant des millénaires. Certaines sont mêmes parvenues intactes jusqu'à nous: quelle preuve d'efficacité technique et économique! Aujourd'hui on dirait: quelle preuve de résilience de cette agriculture. Le tout, ça confine au miracle, en ne demandant pas plus de trois à quatre heures de travail par jour et par individu formant la tribu. Si les "primitifs" ne demandaient pas à leur agriculture de produire plus que leurs besoins, c'est tout simplement qu'ils n'en avaient pas envie, et préféraient se consacrer à d'autres activités, sociales ou culturelles. En tout cas, ils ne "mourraient pas de faim"… sinon nous ne serions pas là!
Cela dit pour rectifier l'argument plusieurs fois utilisé dans ce fil, selon lequel le mode de production agricole industriel d'aujourd'hui serait le seul à permettre l'abondance alimentaire, ce qui est d'ailleurs en soi-même fondamentalement contestable, car en réalité il ne le permet pas, même aujourd'hui (j'y reviendrai).
Beaucoup plus tard, il y a quelques milliers d'années, sont apparues les agricultures traditionnelles, qui, de leur côté, on commencé à chercher à dégager un surplus agricole, à la fois stockable et monétisable. Ces agricultures se sont diversifiées, parfois spécialisées, pour s'adapter à des conditions écologiques spécifiques et à des objectifs socio-économiques aussi bien que politique et religieux différents, selon les cultures.
Toutes ne se sont pas révélées durables, ou "résilientes", entrainant parfois l'effondrement complet de civilisations entières, devenues - subitement ou à la longue - inadaptées à leur milieu.
En ce qui nous concerne, notre propre agriculture traditionnelle française s'est brutalement - et totalement ! - effondrée, en quelques dizaines d'années, entre 1918, et surtout à partir de 1945, jusque dans les années 1960 (Mendras: "La fin des paysans", et une bonne synthèse: "La révolution rurale dans la France contemporaine", de Gavignaud-Fontaine).
L'agriculture qui s'est mise en place à la suite est en totale rupture avec la précédente, et ne peut pas s'appréhender en dehors des relations extrêmement étroites qu'elle entretient avec les sciences et les techniques d'une part, mais surtout avec l'industrie, et tout particulièrement avec les industries chimiques et mécaniques.
La situation française est d'ailleurs remarquable sous cet aspect: la "transition agricole" y a été voulue, organisée, et même planifiée par le pouvoir politique. L'agro-chimie industrielle est directement issue de la politique de reconversion des industries de guerre: de la production de gaz de combat à celle de pesticides et fertilisants, et de la production de chars d'assaut à celle de tracteurs et autres machines agricoles! Avec pour conséquence (prévue et parfaitement assumée) de vider les campagnes de millions de paysans qui sont devenus ouvriers d'usine à la ville.
Cette agriculture-là est fille de la chimie, enfin, d'une vision de l'agriculture et de la chimie que l'on avait à l'époque, et qui, en réalité, n'est plus de mise aujourd'hui. Cette révolution industrielle de l'agriculture, ça a été déjà pointé dans ce fil de discussion, est la conséquence directe des découvertes du chimiste allemand Liebig au milieu du 19° siècle sur le rôle de l'azote dans le cycle des végétaux.
Les conséquences de l'application de cette chimie à l'agronomie (en association avec la mécanisation, le remembrement, etc.) ont été remarquables, entrainant une véritable inflation des rendements agricoles, permettant une explosion de la production, rendant possible à son tour le développement d'une agriculture commerciale d'exportation. Toutes choses jamais vues auparavant. En moins d'un siècle, la France qui n'était pas autosuffisante alimentairement, malgré sa société massivement agricole et rurale, est devenue l'une des principales puissances agricoles exportatrices de la planète… et n'a quasiment plus aucun paysan dans ses campagnes désertifiées!
Mais ce modèle s'est mis peu à peu à révéler des effets pervers, à la fois graves et croissants. Sur le plan écologique: une grave détérioration de l'environnement naturel, par la pollution des eaux, l'érosion des sols et l'asphyxie progressive de leur vie biologique, l'effondrement de la biodiversité… Sans parler de la contribution de l'agriculture aux changements climatiques par l'émission de gaz à effet de serre. Cette industrialisation de l'agriculture a des conséquences sanitaires également, que l'on commence seulement à mesurer, et qui donnent lieu à polémiques (cancer, stérilité, épidémies, intoxications…).
Ces effets pervers sont aussi de nature sociale et économique: désertification rurale, instabilité des prix agricoles, destructions des agricultures vivrières des pays pauvres par l'agriculture d'exportation des pays riches (l'abondance ici créant la famine là, ce qui rend le bilan…. globalement négatif à l'échelle planétaire)...
C'est bien dans ce contexte qu'est née l'agriculture biologique (c'est bien d'elle qu'on parle ici?). Aucune "analyse critique" de ce qu'elle est ne peut s'épargner de la replacer dans ce contexte: c'est pourtant exactement ce qui est fait dans ce fil de discussion, prétendument "scientifique", depuis son origine!
L'enjeu n'est certainement pas une micro-histoire de cahier des charges du label AB! Autant l'agriculture industrielle est fille de la chimie, autant l'agriculture biologique est, elle, fille de la… biologie. Et tout ça reste très scientifique.
L'approche écologique (au sens scientifique du terme, on peut dire aussi "écosystémique") des phénomènes biologiques est en effet une grande avancée assez récente dans l'histoire des sciences (liée aux questions de système, d'équilibre dynamique, de chaos, de rétroaction, de complexité, etc.). Sur le point précis qui nous intéresse ici, le changement de perspective que cette approche entraine est très important: de la chimie de l'azote de Liebig, à la biologie de l'azote de l'agronomie d'aujourd'hui, c'est un véritable changement de paradigme!
Les conséquences pour l'agriculture de ce changement d'approche sont radicales. La croissance des végétaux, premier maillon décisif de toute agriculture, n'est pas le fruit d'un savant dosage d'apports extérieurs en NPK (azote, phosphore, potassium) fournis par la chimie. Cette approche est réductrice et conduit à une impasse. Elle ne reproduit pas les phénomènes naturels, mais leur substitue un ersatz artificiel, incomplet et insuffisant, qui entraine un déséquilibre biologique et une fragilisation du processus. La biologie de l'azote dans les sols n'a en réalité que très peu à voir avec la la chimie de l'azote de Liebig, qui est totalement dépassée: interviennent dans le processus biologique des bactéries, des champignons, toute une faune (vers, insectes…), dans des relations extrêmement complexes avec les végétaux, allant jusqu'à la symbiose (dans le cas des légumineuses, par exemple).
Le problème avec l'agriculture chimique, c'est qu'elle est contradictoire avec le processus biologique de la plante: d'un côté elle se substitue aux processus biologiques en nourrissant la plante par des apports extérieurs en NPK, alors que la plante trouvait elle-même dans le sol cette nourriture, et en même temps elle détruit les bactéries, les champignons, la faune (par des pesticides, fongicides, insecticides…) qui lui permettaient, dans leurs interactions complexe, d'extraire du sol et d'assimiler cette nourriture.
Le problème n'est pas d'aller aujourd'hui vers une agriculture chimique "raisonnée", qui diminuerait massivement les intrants chimiques extérieurs. La simple utilisation du terme "raisonné" montre assez à quel point cette voie est une impasse: s'il faut la raisonner, c'est que l'agriculture chimique est une impasse, elle n'est pas raisonnable! Si on ne peut envisager le maintien des intrants chimiques dans l'agriculture qu'à la seule condition d'en réduire massivement l'utilisation, alors autant s'en passer directement!
D'autant que la voie de l'agriculture biologique est réellement très prometteuse, à la fois techniquement et socio-économiquement. Elle assure une production, certes moindre, mais pas tant que ça, et avec des coûts de productions tellement réduits par rapport à l'agriculture chimique que les "gisements de rentabilité" sont largement en mesure de compenser et dépasser le défaut de productivité. Quand on aura consacré autant d'argent à la recherche scientifique sur l'agriculture biologique qu'on en a consacré à l'agriculture chimique depuis des décennies, je veux bien reconsidérer mon avis à la vue du bilan global.
Ne pas oublier, surtout, dans ce bilan, d'intégrer l'ensemble des externalités négatives du mode de production agro-industriel qu'on se garde bien de comptabiliser aujourd'hui dans les comptes de l'agriculture, pour les reporter sur d'autres postes: traitement de l'eau potable et de l'assainissement, aménagement des territoires ruraux, entre autres exemples possibles...
Et ne surtout pas oublier de comptabiliser dans ce bilan, les effets du choix d'une agriculture d'exportation qui détruit l'agriculture vivrière des pays du tiers-monde et affame leurs populations.
Le changement de paradigme de l'agriculture chimique à l'agriculture biologique invite à repenser de manière globale le rôle de l'agriculture dans la société et dans l'économie. On ne peut réduire cet enjeu à une querelle de cahier des charges!
J'espère que cette contribution contribuera à "réorienter" ce fil de discussion vers quelque chose de "socialement utile".
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