Bonsoir à tous !
J’aimerais soumettre une question qui me trotte dans la tête depuis un moment, et je serais curieux d’avoir votre avis : peut-on lire la théorie de Maxwell et la mécanique newtonienne comme des théories effectives vis-à-vis des descriptions quantiques sous-jacentes, c’est-à-dire QED pour Maxwell et la mécanique quantique ou QFT pour Newton ?
Autrement dit, peut-on voir ces théories classiques comme des descriptions émergentes, obtenues à partir du quantique par un processus contrôlé, où certaines subtilités du niveau fondamental (fluctuations, superpositions, intrications) sont intégrées sous la forme de corrections systématiques ?
N'y voyez pas un simple jeu avec les mots : je cherche à comprendre comment le passage quantique → classique peut être encadré et justifié, et comment on peut parler d’autonomie relative du niveau classique tout en reconnaissant que le quantique continue d’exercer une influence mesurable sur lui. Il me semble que la théorie effective des champs peut constituer un bon cadre pour cela, même s'il faut peut-être l'entendre dans un sens moins strict que dans les manuels les plus rigoureux.
Posant cette question sur Quora (je peux vous donner le lien si nécessaire), j'ai au la grande surprise (l'honneur !) d'obtenir une réponse de Michael Peskin lui-même -- réponse intéressante mais un peu décourageante pour mon hypothèse. Il insiste sur la définition strictement wilsonienne d’une « effective field theory » : une QFT construite pour un contenu de champs donné et une plage cinématique précise, avec intégration des degrés lourds, matching et coefficients de Wilson contrôlés par l’expansion en E/ Λ . Dans ce cadre, ilva de soi que Newton n’est pas une EFT : la mécanique classique n’est pas obtenue par un matching wilsonien entre degrés lents et rapides, mais plutôt par des limites semi-classiques (WKB, théorèmes d’Ehrenfest) et par des effets de décohérence de l’environnement. Maxwell, pour sa part, n’est pas éliminé par QED : ses équations figurent explicitement dans le Lagrangien fondamental. Même si l’on peut construire un EFT photons-only (Maxwell plus corrections d’Euler–Heisenberg), Peskin insiste sur le fait qu’appeler « EFT » tout ce qui descend d’une théorie plus fondamentale sans suivre strictement la procédure wilsonienne est conceptuellement inexact.
Cela dit, je me demande si l’on ne peut pas entendre « théorie effective » dans un sens plus large, qui conserve certains outils techniques de Wilson (coarse-graining, integrating-out, classement des opérateurs, RG) tout en appliquant ces idées au passage du quantique au classique. Dans ce sens large, une EFT n’est pas nécessairement une QFT au sens strict, mais une description contrôlée qui ignore volontairement des degrés de liberté non pertinents à l’échelle étudiée et encode leurs effets résiduels sous forme de corrections calculables. Concrètement, Maxwell apparaît comme l’ordre dominant d’une action effective pour photons, avec des corrections d’Euler–Heisenberg intégrables si l’on veut plus de précision. Newton, de son côté, peut émerger des moyennes quantiques par WKB/Ehrenfest combinés à la décohérence et au tracing d’un environnement (Caldeira–Leggett), donnant friction, bruit, et dynamique classique approximative : c’est exactement le rôle d’une description effective. Dans ces deux cas, on retrouve les caractéristiques essentielles d’une EFT : hiérarchie des échelles, relative autonomie du niveau émergent, persistance des « réverbérations » du quantique sur le classique, et possibilité de calculer systématiquement des corrections.
Je développe l'exemple maxwellien :
En QED, un champ électromagnétique « classique » correspond à un état cohérent de photons à très grande occupation. Les valeurs moyennes des opérateurs de champ ⟨Âμ⟩ satisfont, au premier ordre, les équations de Maxwell. Autrement dit, la description classique du champ est l’ordre dominant d’une description quantique moyenne — c’est déjà, sur le plan physique, une transition effective.
Maintenant, si l’on intègre les degrés d’électron (modes fermioniques) à basse énergie (E≪me), on obtient une action effective pour les photons : l’ordre principal est −1/4 F2μν (Maxwell) et les corrections apparaissent comme opérateurs de dimension supérieure (p. ex. ∝(F2)2/me4), codés dans l’action d’Euler–Heisenberg. Ces termes mesurent la « réverbération » du micro-niveau (polarisation du vide, impuretés virtuelles) et deviennent importants uniquement aux champs/énergies extrêmes. Voilà un exemple wilsonien explicite où Maxwell est l’ordre dominant d’un EFT "photons-only", et où les corrections quantiques sont calculables.
Les effets qui attestent de cette lecture effective existent : non-linéarités en champs intenses (tests d’Euler–Heisenberg), dispersion et polarisation du vide, phénomènes de création de paires quand on dépasse certaines échelles, etc. Le fait que ces effets soient petits dans la plupart des expériences (raison pour laquelle Maxwell marche si bien) confirme exactement la logique EFT : opérateurs non pertinents sont réprimés par puissances de E/me
Ainsi, même si Peskin a raison de distinguer le sens wilsonien strict, je soutiens que l’on peut rigoureusement parler de Newton et Maxwell comme de théories effectives au sens large - ce qui permet de relier formellement les deux niveaux, de rendre compte de la transition quantique → classique, et de montrer comment les structures classiques sont des déformations cohérentes des structures quantiques.
Qu’en pensez-vous ? Est-ce que cette lecture large de l’EFT est acceptable, ou pensez-vous que l’on perd trop de rigueur en sortant du cadre wilsonien strict ?
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