Bonjour,
sur un mode un peu "wittgensteinien", il me semble que le problème peut être posé en terme de relation entre représentation et expression d'une expérience.
Si on renvoie la connaissance à une représentation d'une expérience et qu'une représentation est d'emblée une construction de l'ordre du communicable, d'un langage au sens large (une "grammaire" dirait Wittgenstein), elle est par principe partageable. Alors, en droit, il n'est pas évident que celui qui ressent en sache plus que quelqu'un à qui il communiquerait son ressenti.
Exemple d'un mal de tête :
1- état de chose physiologique,
2- ressenti de douleur
3- communication au médecin : "j'ai mal à la tête"
Le point 2 est censé être une expérience privée qui me serait réservée.
On peut y distinguer 3 choses : des qualia, des expressions de l'état sous forme de symptômes (gémissements, comportements...) et l'idée "j'ai mal", la représentation que je me fais moi-même de cet état.
Par rapport à l'idée, les qualia pourrait être considérés comme des symptômes internes : de même que le médecin se fixe sur des indices extérieurs pour faire un tableau clinique, les qualia seraient nos indicateurs internes servant à la construction d'une représentation (identifiée ici à la pensée).
Nous les renvoyons à la pensée selon la distinction interne/externe qui voudrait que l'interne est le subjectif mais notre propre pensée les renvoie au corps parce que de son point de vue elle les subit, c'est sa matière première. La communication du subjectif est difficile de fait mais, en droit, n'est pas forcément différente de l'objectif puisque ce subjectif peut devenir objet de pensée.
A mon sens, la situation des qualia est un peu celle d'un objet qu'on aurait dans la poche : si je dis "j'ai une pomme dans la poche" tout le monde voit de quoi il s'agit, si je dis "j'ai mal à la tête", la plupart des gens le voit aussi. Par contre, on jugera que montrer la pomme est une garantie qu'on parle de la même chose comme si la vision n'était pas elle-même tributaire de qualia.
Dans l'histoire des idées, il y a eu un retournement : au XVIIe on jugeait qu'on se connaissait mieux soi-même plutôt qu'on ne connaissait les choses et avec le développement des sciences on en est venu à l'idée inverse sans doute par le caractère plus convaincant de la "preuve matérielle". Des pratiques psychologiques ou spirituelles ont vocation à se connaître soi-même, à construire une science de soi sur laquelle on pourra réfléchir. On pourra ensuite la communiquer mais sous la condition d'une communauté de "matériau", c'est-à-dire sous la condition que notre interlocuteur aura à sa disposition le même genre d'éléments phénoménologiques à saisir.
Cette condition est finalement la même pour toute science : on peut difficilement expliquer ce qu'est la glace à un habitant des forêts tropicales si on ne peut lui en montrer, il faut une expérience commune.
Y'a-t-il finalement plus de différence entre l'idée que les uns et les autres se font d'une pomme et leur conscience d'un "j'ai mal" ?
Le matérialiste (quoi qu'il entende par "idée de pomme") dirait que "oui" mais je trouve paradoxal que des dualistes considèrent qu'il y a une objectivité supérieure dans le physique plutôt que le psychique, que l'idée d'une pomme est plus objective que l'idée d'une douleur.
Ce papier présente nombre d'expériences de neuropsychologie sur la conscience et des thèses sur leur interprétation.
Il y a par exemple la question de Nagel (dualiste) : si les sciences décrivent ce qu'est une chose, décrivent-elle ce que ça fait d'être cette chose ?
D'après ce que je disais plus haut, je répondrais : ce que ça fait d'être cette chose est-il, en droit, plus obscur que sa description externe, n'y a-t-il pas une science de soi autant qu'une science des choses ?
Une pensée du type de Nagel ne fondera-t-elle pas le dualisme sur l'ignorance, le mystère, alors qu'une simple distinction des gammes d'expérience, des types de science possible et de leurs méthodologies suffirait ?
Si la diversité des modes d'expérience peut impliquer un anti-réductionnisme au niveau méthodologique, épistémique, elle ne me semble pas impliquer une position dualiste affirmant qu'une approche matérialiste ratera de manière essentielle une réalité de l'humain ou du monde. Idem, d'ailleurs, pour les positions matérialistes qui verraient toute prétention à une science du subjectif comme sans objet.
Ce qui me semble embêtant dans la position de Bergson, c'est qu'en dépit de sa critique du matérialisme il se soit permis des hypothèses matérielles alors qu'il n'en avait pas les moyens. Il aurait pu en rester au niveau de l'injonction auprès des matérialistes, quitte à eux d'établir d'où vient pour eux ce sentiment de libre-arbitre ou d'établir une morale sans liberté. Si je le trouve intéressant pour éviter le matérialisme "naïf", je trouve souvent paradoxal son usage des données scientifiques de l'époque pour affirmer ses thèses philosophiques, comme si les limites d'une connaissance du matériel justifiait l'usage du domaine spirituel autrement qu'à titre méthodologique.
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