Jean Pierre Changeux :
Le cerveau n'est pas un ordinateur au sens où on l'entend aujourd'hui, avec une architecture rigide et un programme pour mettre en activité cette architecture.
Nous avons à faire à un type particulier de machine, extrêmement complexe, qui est à la fois soumise au pouvoir des gènes et à l'interaction avec le monde extérieur, et qui est aussi capable de créativité, une activité spontanée génératrice d'hypothèses qui est elle-même susceptible de changer son propre fonctionnement.
James McClelland :
Le cerveau est une machine qui ne ressemble à aucun ordinateur que je connaisse. S'il est vrai qu'un ordinateur traditionnel peut simuler le raisonnement logique et algorithmique, je ne crois pas que les processus de pensée humaine soient toujours logiques et algorithmiques. Je pense, au contraire, que ces processus sont souvent parallèles, interactifs, synthétiques et constructifs, ce qui fait que, même si le cerveau est une machine, il est très différent des ordinateurs standard.
Rodolpho Llinas :
Pourquoi est-ce que le cerveau n'est pas un ordinateur ? Et quelle est la différence entre un ordinateur et le cerveau ? Ce sont vraiment de belles questions.
Il y a plusieurs différences dont certaines sont évidentes.
Tout d'abord, dans le cerveau, matériels et logiciels ne font qu'un. Il y a aussi des différences d'architecture qui sont fondamentales : les ordinateurs ne possèdent pas d'image d'eux-mêmes. Ils ne sont pas conçus pour avoir une image d'eux-mêmes, ils sont simplement faits pour traiter des données qu'on leur fournit, les stocker et les modifier. Ils peuvent comprendre la syntaxe, mais pas la sémantique, car ils ne comprennent pas ce qu'ils font. Et ils ne comprennent pas ce qu'ils font car leur existence n'en dépend pas. Voilà la différence entre un ordinateur et nous : notre cerveau est une partie de notre corps. Par conséquent, le cerveau est l'esclave du corps, comme d'ailleurs le corps est l'esclave du cerveau.
Herbert Simon :
Tout me porte à croire que l'esprit est un ordinateur qui serait certes d'un genre particulier, et fait de matériaux différents de ceux des autres ordinateurs.
De plus, comme vous devez le savoir, la plupart des ordinateurs actuels ont une architecture centralisée, appelée architecture de Von Neumann, qui fonctionne de façon sérielle. Il y a de bonnes raisons à cela : malgré l'enthousiasme des gens pour les ordinateurs massivement parallèles, les concevoir a pris du temps, et il y a eu beaucoup d'échecs et d'exemples d'ordinateurs parallèles qui ne marchent pas. La raison en est que la plupart des activités humaines peuvent rarement être décomposées pour une exécution parallèle, car il arrive souvent que certaines choses doivent être réalisées avant d'autres, ce qui fait que l'exécution "en série" est souvent plus appropriée.
C'est pourquoi j'estime que l'ordinateur de Von Neumann est probablement -- si l'on ne tient pas compte du parallélisme de la rétine et des organes sensoriels --, l'ordinateur de Von Neumann est une bonne première approximation de l'architecture globale du cerveau humain.
Vos travaux réduisent-ils l'esprit ?
(Eric Kandel, Stephen Kosslyn, Jean-Pierre Changeux, Herbert
Simon, James McClelland, David Servan-Schreiber)
Eric Kandel :
La plupart des gens ne sont pas gênés par le réductionnisme quand il s'agit d'une autre biologie que celle de l'esprit. Nous n'avons aucune difficulté à admettre que le cœur est une pompe et que ses mouvements font circuler le sang. Le cœur n'est pas moins romantique parce que nous savons que c'est un muscle. Par contre, lorsqu'on parle du cerveau ou de l'esprit, je pense que notre besoin narcissique d'en faire quelque chose de spécial nous incite à penser qu'on ne peut pas en comprendre le mécanisme comme on le fait lorsqu'on assimile le cœur à une pompe.
Beaucoup de gens craignent que les processus mentaux ne soient déshumanisés ou rendus mécaniques, dès lors qu'ils sont compris en termes biologiques. Mais, en fait, la plupart d'entre nous pensent exactement le contraire : lorsque vous vous figurez la beauté de la biologie du cerveau, vous ajoutez alors de nouvelles dimensions d'élégance, de puissance et de sophistication à votre compréhension.
Stephen Kosslyn :
Je me définis comme un matérialiste non-réductionniste. C'est une peu comme en architecture : on ne peut pas parler d'arches, ni opposer le style géorgien à un autre en parlant seulement de briques, de pierres et de mortier. On ne peut pas remplacer un niveau de discussion par l'autre, même si l'on peut identifier une arche à l'ensemble des briques qui la constituent. Et, dans l'autre sens, on ne peut pas construire un gratte-ciel à base de briques. Les propriétés des matériaux et des éléments de base influent sur la fonction.
Je pense à quelque chose d'analogue entre l'esprit et le cerveau. C'est-à-dire qu'on ne pourra pas remplacer un discours sur les représentations, les objectifs, les croyances, les désirs, etc., par un discours sur les neurones, les flux ioniques, etc. Par contre, nous comprendrons un jour tous les liens entre ces deux niveaux. Donc je suis matérialiste, mais, pour ce qui est du réductionnisme, je ne pense pas qu'il soit même plausible que nous puissions un jour remplacer un discours sur l'esprit par un discours sur le cerveau.
Jean-Pierre Changeux :
Je n'aime pas le terme "réductionnisme", appliqué dans un sens péjoratif aux recherches sur le cerveau. Car toute entreprise de connaissance sur le monde, toute entreprise scientifique, correspond à une élimination, à une simplification, à la découverte d'une nouvelle structure. Il y a donc, dans l'entreprise de connaissance elle-même, une réduction, une élimination pour singulariser un objet particulier de connaissance. A cet égard, il y a réductionnisme dans toute entreprise scientifique. Et le neurobiologiste, dans sa démarche d'analyse, de singularisation de mécanismes particuliers, est un réductionniste dans le bon sens du terme. Mais ça ne veut pas dire que c'est un obscurantiste qui ignore qu'il ne voit qu'une partie du système qu'il étudie. Bien au contraire, les neurobiologistes sont très conscients de la complexité de l'organe qu'ils étudient. Ils savent parfaitement les limites de leur savoir. Et à cet égard, ils font un effort qui va parfois, souvent, au delà de leur propre entreprise expérimentale, de faire une synthèse des connaissances qui sont disponibles dans une approche analytique.
Herbert Simon :
Les gens sont très préoccupés par l'idée que le fait de comprendre la pensée humaine et de la décrire comme un mécanisme prive d'une certaine façon les êtres humains de leur valeur. Je n'ai jamais vraiment compris cet argument. Il existe depuis longtemps : il y a eu des gens qui pensaient que, lorsque Copernic a placé la terre au centre de l'univers, il allait arriver quelque chose aux êtres humains. Aujourd'hui plus personne ne s'en inquiète. Certains ont pensé, lorsque Darwin à imaginé que tous les organismes avaient évolué à partir d'un organisme simple, que d'une façon ou d'une autre cela allait avilir l'être humain. Il y a encore des gens aux États-Unis qui pensent ainsi mais la plupart d'entre nous ne sont pas angoissés par l'idée de partager un ancêtre commun avec les autres créatures vivantes de ce monde.
L'erreur est de croire que notre singularité est à la source de notre valeur. Peut-être devrions-nous moins penser à notre singularité et plus au fait que nous faisons partie d'un univers beaucoup plus large, d'une planète beaucoup plus vaste qui accueille beaucoup d'autres créatures. Peut-être, au lieu de chercher à nous distinguer des autres créatures, devrions-nous penser à la façon de mieux nous entendre avec elles, de vivre en paix et dans l'unité avec elles. Je pense que, si nous adoptions ce point de vue, nous serions bien moins préoccupés de voir la connaissance de nous-mêmes réduire la valeur de la vie humaine.
En tant qu'êtres humains, nous sommes confrontés à beaucoup de problèmes pour survivre dans ce monde. Beaucoup de ces problèmes, certains d'entre nous iront jusqu'à dire la plupart d'entre eux, sont des problèmes dont nous sommes responsables. A moins de parvenir à nous comprendre mieux que nous ne le faisons aujourd'hui, nous avons peu de chance de les résoudre. Donc, au contraire, je pense que nous comprendre nous-mêmes, comprendre les merveilleux mécanismes qui rendent notre comportement possible, ne porte pas atteinte à notre humanité.
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