Pour ma défense, j'ai déjà dû largement raboter mon message pour arriver aux 15000 caractères Du coup, je me suis dit que je répondrais à celle-là dans un second temps.
Par rapport à ta première phrase ci-dessus, je suis évidemment d’accord. Nous sommes tous des consommateurs, pas des producteurs de nouvelles données sur la question. Nous sommes donc beaucoup moins susceptibles d’être des "trouveurs d’idées correctes". Après, que ça ne nous empêche pas les uns et les autres d’échanger nos opinions sur le sujet.
Je relis régulièrement la version d’avril 1938 en anglais du célèbre livre d’Oparine. Et ce qui me frappe toujours, c’est que lorsque je le compare avec d’autres ouvrages comme celui de Sidney Fox de 1972, ou même les plus récents comme celui d’Harold Morowitz et d’Eric Smith de 2016, je remarque que les chercheurs se donnent de moins en moins la peine de spéculer à tout va. Et dans ce domaine de recherche ou beaucoup trop de choses sont encore incertaines, je revendique le droit pour les chercheurs de spéculer davantage, pour construire des scénarios entiers, même si c’est à partir de donner parcellaires. Ici, nous avons la liberté de spéculer davantage que les chercheurs, pour autant qu’on prenne quand même la peine de lire leurs publications comme base de nos discussions.
Pour le reste de ton propos, je ne dirais pas que je suis optimiste. Je suis l’observateur d’une nouvelle tendance largement basée sur la catalyse faible, tendance encore très marginale, mais que je considère plus à même de résoudre les problèmes que les travaux actuels peut-être plus impressionnants et beaucoup plus médiatisés de John Sutherland et collaborateurs sur la chimie à la Miller.
Dire que quasiment tous les secrets de l’énigme se trouvent tout simplement à peine dissimulés dans les détails fins des voies métaboliques actuelles utilisées par les formes de vie terrestres, c’est peut-être trop simple à accepter (mais pas moins vrai pour autant) et j’ai l’impression que ça plaît à assez peu de chercheurs à l’heure actuelle. Il y a une très forte résistance, y compris en France, à faire de la place à d’autres voies que les solutions à la Stanley Miller, basée sur les composés cyanurés et sur l’apport exogène de molécules organiques, autrement dit des "météorites et micrométéorites qui viennent ensemencer la Terre". En France, c’est assez facile à expliquer. Les premiers vulgarisateurs francophones à succès, comme Joël de Rosnay dans les années 1960, ceux qui suscitent parfois des vocations chez les jeunes qui prennent ensuite le chemin d’une carrière scientifique, étaient légitimement fascinés par les contributions de Miller. En comparaison, le bouquin de Sidney Fox de 1972 qui s’éloignait assez fort des propositions à la Miller n’a jamais été traduit en français. Aujourd’hui André Brack, cet excellent vulgarisateur et pionnier de l’exobiologie en France avec François Raulin, est sans doute le chercheur qui a donné le plus de conférences grand public et qui a vendu le plus de livres estampillés "origines de la vie" dans les pays francophones. Son influence sur la communauté des chercheurs en France dans ce domaine est immense, absolument gigantesque. Or, André Brack se définit lui-même comme "chimiste exobiologiste". Et les conférences qu’il a donné ces vingt dernières années concernent davantage la recherche spatiale que quoi que ce soit d’autre. C’est un point de vue moins intéressant à mes yeux.
Moi je trouve évidemment intéressant et tout à fait légitime les recherches en astrochimie, de savoir qu’il y a de la glycine sur Tchouri, du formaldéhyde dans les nuages interstellaires, etc. Mais je constate qu’aujourd’hui les agences spatiales financent l’immense majorité des travaux sur les origines de la vie (y compris les travaux de Mike Russell à partir de 2006 et avant qu’il ne prenne sa retraite), exclusivement au titre (au moins dans leur communication), non pas de mieux comprendre les origines de la vie sur Terre, mais surtout de mieux cerner les conditions de la vie ailleurs. J’en veux pour preuve le fait que "mieux comprendre les origines de la vie" est évoqué comme motif de pratiquement toutes les missions spatiales, que ce soit Rosetta ou même le JWST.
Je regrette que la possibilité d’une vie extraterrestre semble intéresser tellement plus le grand public que l’énigme des origines de la vie sur la Terre. Et si c’est bien le cas, les scientifiques exo-/astrobiologistes eux-mêmes, ceux-là mêmes qui sont financés par les agences spatiales, et qui tentent de s’accaparer l’étude scientifique des origines de la vie, sont en partie responsables de cette situation que je déplore. Mais bon, c’est une situation de fait qui n’a rien de dramatique, l’important c’est peut-être uniquement que ces recherches soient financées, que l’argent continue à arriver, peu importe la source et les motivations qu’il y a derrière. C’est mieux ça que pas de financement du tout.
Ce que je trouve frustrant, c'est l'accroissement exponentiel des données, qui poussent les chercheurs à ne plus faire de reviews de la littérature. Alexandre Oparine des années 1930 à 1950, Stanley Miller dans les années 1970 et Cyril Ponnamperuma jusqu'en 1990 faisaient très souvent ça. On ne le fait plus aujourd'hui sauf pour des sujets très précis (voir par exemple Schwartz, 2006 ou Koonin & Novozhilov, 2009) qui n'aide pas à garder mon ambition, mon rêve du scénario exhaustif en tête. De mon point de vue, il faut y remédier, si l'objectif est de construire un scénario cohérent avec des pièces du puzzle qui viennent parfois de micro-contributions de chercheurs tellement précises qu'ils n'ont plus aucune raison d'interagir aujourd'hui. J'ai passé des dizaines d'heures à compiler près de 6000 publications sur l'origine de l'homochiralité par exemple. J'ai passé presque autant de temps à faire un topo des 800 publications que j'ai trouvé sur l'origine du ribosome, etc. La clé c'est l'exhaustivité, et il ne s'agit que d'avoir une idée précise de l'histoire et de l'évolution des idées sur un sujet précis, avant de décider lesquelles se combineraient le mieux entre elles. Mais pour ça, il faut avoir une idée précise des questions que tous les scénarios cohérents des origines de la vie doivent résoudre (tu en as déjà cité deux), et ça aussi c'est une sacrée recherche historique en soi (beaucoup de perspectives différentes). Le plus gros problèmes à mes yeux, c'est quelque chose que j'ai vu je crois dans une review de Purificacion Lopez-Garcia. Elle disait en gros qu'au fil des décennies, quand les gens écrivent "monde à ARN", ça exprime en fait au moins 6 modèles très différents. Même dans des domaines précis, les chercheurs ne peuvent plus se comprendre dans des domaines qui ont parfois plus de 60 ans d'existence et donc, d'évolution des idées.
Lorsque j'écris "préoccupation angoissante", c'est pour exprimer le fait que le fossé entre l'inerte et le vivant paraît tellement grand, que l'écart peut être "angoissant" pour qui veut tenter de le combler. Le combler par des "étapes intermédiaires" (comme la serpentinisation, le proto-mécanisme chiosmotique, le proto-métabolisme, etc.), d'un côté comme de l'autre, est absolument essentiel. Et je suis persuadé que dans la littérature, se trouvent des solutions intéressantes qui sont passés complètement inaperçues si le but est de développer un scénario cohérent. J'espère partager mes observations à ce sujet dans un bouquin de moins de 500 pages un jour, si j'arrive à en terminer l'écriture.
J'ai moi aussi une question pour toi Deedee, par rapport au problème que tu appelais "de la dilution". Tu n'as pas pris la peine de citer les travaux de Dieter Braun. Dans mes souvenirs, tu y étais plutôt favorable. As-tu changé d'avis ?
Cordialement.
-----