Salut !
La complainte de notre air du temps est bien lancinante chez ceux qui s’en réjouissent comme chez ceux qui le déplorent : Marx est bien mort ! Tandis que dans le courant altermondialiste (et notamment dans les mouvances anticapitalistes) renaît tristement et peu à peu, le pire des marxisme des années 1970 associé trop souvent aux plus débilisantes analyses freudiennes ou lacaniennes. Rien de bien sérieux et qui n’augure rien de très prometteur…
Cependant, Jacques Derrida dans Spectres de Marx en 1993, ou Paul Ricoeur ont récemment remis sur le devant de la scène et de façon novatrice, celui qui n’arrive tout de même pas a passé. Raymond Aron est loué pour avoir montré la véritable importance du philosophe allemand, Soit ! Pourtant, Jean-François Lavigne dans un numéro de novembre 2002 de la revue Nunc, écrit très justement, que le philosophe Michel Henry (1922-2002), l’un des penseurs les plus féconds et les plus profonds de l’histoire de la philosophie occidentale, « doit aujourd’hui être reconnu et étudié par tous les esprits éveillés, soucieux de comprendre les motifs du malaise contemporain, et assez généreux pour en chercher loyalement le remède : quiconque reste sensible, aujourd’hui encore, à la grandeur d’une recherche désintéressée, qui a le courage d’assumer seule les plus hautes questions de l’homme, les plus radicales et les plus difficiles, ne peut se permettre de méconnaître davantage l’œuvre de Michel Henry. » Et M. Henry n’a pas écrit n’importe quoi, puisque il a contribué avec des imposants volumes à une relecture de Marx en un sens radical et totalement novatrice (M. H, Marx tome 1 et 2).
Son constat est simple : « le marxisme est l’ensemble des contre-sens qui ont été faits sur Marx ». Avec ce ton faussement provocateur, il récuse toutes les interprétations classiques ou traditionnelles qui se réclament de l’œuvre marxienne. Car M. Henry retrouve chez Marx un fondement méta-historique de l’histoire, méta-économique de l’économie, qui est précisément l’individu vivant dont le travail, identifié d’abord à la réalité subjective d’un corps s’affrontant à la nécessité de subvenir à ses besoins, constitue le moteur de toute organisation sociale. Ici réside la réalité véritable dont les superstructures idéologiques, économiques, théoriques, ne sont que les traductions abstraites, les projections déshumanisées sous forme de lois, statistiques, schémas, tous oublieux de leur généalogie réelle et fondatrice. Marx apparaît alors comme un philosophe de première grandeur dans l’histoire de la philosophie première occidentale, celui qui a su voir, au-delà des vicissitudes mondaines historiques et des travertissements théoriques, la vérité originaire de la praxis humaine comme relevant du domaine de l’épreuve affective de sujets vivants. Laquelle exprime les besoins et leurs tentatives de résolution, les désirs, manifeste les pouvoirs d’un corps subjectif aspirant à sa propre exaltation et, d’abord, à sa simple perpétuation... Dès que l’organisation du travail par exemple ne s’enracine plus dans la subjectivité organique, le travail devient insupportable, son mouvement reste bloqué dans un souffrir qui ne se dépasse plus en jouir. L’énergie ne subsiste que dans le refoulement, créatrice d’angoisse. Elle cheche à se libérer par un soulagement immédiat (d’où la société dites post-moderne qui ne peut se sentir que dans le présentisme du ici et maintenant de son corps, par le zapping et l’engluement dans la télévision, les plaisirs immédiats et éphèmères, les coups de sang de tous les sports extrême), se replie sous des formes frustres du sentir, du penser, de l’agir, augmentant son mécontentement, engendrant la violence.
Autre apport des plus rafraîchissant, M. Henry avance que « Marx est l’un des premiers penseurs chrétiens de l’Occident », malgré son athéisme et « matérialisme » affiché. En effet pour le philosophe montpelliérain, « il convient de distinguer ce qu’il est et ce qu’il croit être », et ce qui compte pour M.H. c’est ce que « pensent les textes qu’il a écrits », dans le cas de Marx, une « métaphysique de l’individu », une phénoménologie de la vie individuelle, une « philosophie de la vie immanente », ce qui rapproche la pensée de Marx de l’intuition fondamentale du christianisme définissant notre condition de « Soi charnel vivant ». Ce n’est pas tout, comme toute grande pensée, la réflexion de M. Henry a aussi des conséquences politiques et éthiques dans la « communauté des vivants », qui prennent la forme d’une défense de la vie dans toutes ses manifestations. C’est au nom de la praxis, du travailleur vivant, de la subjectivité vivante originaire que se justifie la mise entre parenthèses de toutes les entités mythiques qui peuplent les sciences sociales et particulièrement le marxisme : la Société, le Parti, le Prolétariat, la Bourgeoisie, l’Histoire, l’Esprit, le Progrès, la Révolution, la Nation, etc. C’est aussi au nom de l’immanence de la vie subjective que se justifie la critique féroce de l’aliénation économique et de toutes les formes de réification qu’impose l’univers marchand contemporain. Ainsi au nom du sens fondateur de la vie des individus vivants – la subjectivité pathétique de cette communauté de vie où sont pris tous les individus vivants – que s’éclaire la critique de la barbarie contemporaine : domination absolue de la technique et de l’univers machinique ; marchandisation généralisée de la vie et des vivants qui n’est autre que « l’empire de la mort » ; négation nihiliste des valeurs supérieures de la culture et écrasement de l’individu dans les régimes totalitaires –fascisme, stalinisme, maoïsme, castrisme, islamisme – et de manière plus générale dans tous les « régimes de mort » qui ont contracté un lien essentiel avec la mort. « Alors se découvre à nous cette vérité terrifiante : à la négation théorique de l’individu vivant dans le marxisme et dans les régimes qui s’en réclament, correspond son élimination de fait dans le système techno-capitaliste, système où le capitalisme est lui-même en voie de disparition au profit d’une libération complète de la technique et de son auto-développement. »
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