Bonjour,
L'interprétation d'Everett de la mécanique quantique est une interprétation qui n'est souvent pas prise très au sérieux par les physiciens. D'expérience, j'ai pu constater qu'elle provoquait même des réaction assez virulentes, du genre : "comment peut-on croire à ce genre de conneries".
Je m’intéresse de près à l'interprétation de la mécanique quantique depuis maintenant une douzaine d'années. Longtemps agnostique sur l'interprétation de la mécanique quantique, ma position sur l'interprétation d'Everett a longtemps été la même que celle de la plupart des physiciens, jusqu'à ce que je découvre, il y a maintenant environ 3-4 ans, les travaux des physiciens et philosophes de Oxford, menés notamment par Simon Saunders, David Wallace et David Deutsch.
J'ai pu constater que la plupart des objections faites à la théorie d'Everett reposaient essentiellement sur les lignes d'attaque suivantes :
- La plus courante, mais sans doute la plus faible des objections : l'ontologie qu'elle propose est simplement incroyable. (Notez la faiblesse argumentative de cette objection. Si une théorie physique doit être conforme au sens commun pour pouvoir être prise au sérieux, il faut alors retourner à la physique d'Aristote).
- Le rasoir d'Ockham : il ne faut pas postuler d'entité plus que nécessaire. Cet argument me semble beaucoup plus sérieux, mais je suis petit à petit arrivé à la conclusion que proprement compris au sein de la position philosophique qui me semble être la plus adaptée à la physique moderne, à savoir le réalisme structurale, le rasoir d'Ockham parle en réalité nettement en faveur de l'interprétation d'Everett. Ceci est un des points sur lesquels j'aimerai bien discuter.
- L'invérifiabilité (ou l'irréfutabilité) des mondes multiples. Ceci me semble être l'objection la plus sérieuse. Mon point de vu sur la question, sur lequel je suis, là aussi, ouvert à la discussion, est de dire que même si on ne pourra jamais vérifier expérimentalement les mondes multiples, si on dispose de bons arguments pour dire que l'interprétation d'Everett est la seule ou une des seules interprétations disponibles qui permettent de donner d'un point de vu réaliste du sens au formalisme de la mécanique quantique, cela suffit à la prendre au sérieux. Par essence, cet argument n'est pas très différent de celui qui consiste à prétendre qu'il est raisonnable de croire en l'existence du monde matériel et en celui des autres gens même si on ne peut pas réfuter le solipsisme.
- Le problème dit de la base préférée, et celui des probabilités. Je ne développerai pas ici en quoi consiste ces problèmes, qui sont essentiellement d'ordre technique (bien qu'ils aient aussi des aspects d'ordre conceptuels et philosophiques), mais je serais également heureux d'en discuter. Disons pour l'instant simplement que la résolution de ces problèmes est la principale activité sur laquelle ont travaillé les physiciens et philosophes d'Oxford que j'ai mentionnés ces 15 ou 20 dernières années, et que l'on peut dire que des solutions sérieuses sont maintenant sur la table.
J'ai globalement résumé les raisons qui me poussent à penser que les principales objections que l'on fait à l'interprétation d'Everett ne sont pas décisives. J'aborde maintenant les raisons qui me poussent à penser que l'interprétation d'Everett est la meilleur sur le marché.
- Comme je l'ai dit tout à l'heure, du point de vu du réalisme structural, qui me semble être la façon la plus pertinente d'aborder la physique contemporaine, l'interprétation d'Everett est de loin la plus directe. Pour résumé, le réalisme structural consiste à dire que l'ontologie des théories physiques modernes se lit à partir des structures mathématiques qui servent à représenter le monde physique. Etant donné que l'objet mathématique (la fonction d'onde) qui décrit les systèmes physiques au sein de la mécanique quantique instancie ce que Gell-Mann appelle des "domaines quasi-classiques" qui divergent dynamiquement entre eux (c'est à dire qui n'interfèrent plus) selon une structure arborescente par rapport à la base sélectionnée par la décohérence, la façon la plus direct d'interpréter cela est de dire que ces domaines quasi-classiques (qui correspondent donc à des macro-mondes) émergent dynamiquement des processus quantiques.
- D'un point de vu réaliste, le problème d’interprétation de la mécanique quantique revient à résoudre le problème suivant, posé par Tim Maudlin : au moins une de ces trois propositions est fausse (car ces trois propositions prises ensembles ne sont pas compatibles) : 1) la mécanique quantique est complète (dans le sens où il n'y a pas de variables cachés), 2) la dynamique de la mécanique quantique est linéaire (en gros, l'équation de Schrödinger est toujours valable : il n'y a pas de collapse), 3) les résultats d'une expérience physique sont uniques (en gros, il n'y a pas de superposition macroscopique). Le rejet de 1) correspond à des interprétations de type Bohm-De Broglie. Le rejet de 2) correspond à des interprétations de type GRW, et le rejet de 3) correspond à l'interprétation d'Everett. Du point de vu de la consilience entre la relativité et la mécanique quantique, le rejet de 1 et de 2 posent d'énormes problèmes. Il est à peu près impossible de faire des théories covariantes qui rejettent 1 ou 2, même s'il est possible de faire théories empiriquement adéquates. Disons que d'un point de vu d'un réaliste structural qui considère que ce qu'il faut prendre le plus au sérieux ontologiquement dans les théories physiques sont les symétries, le fait de ne pas avoir une théorie covariante est hautement problématique. Sans parler du fait qu'une théorie qui ne serait pas covariante mais qui empêcherait que l'on puisse discerner empiriquement un référentiel privilégié me parait impliquer une forme assez improbable de conspiration des lois de la nature. Le rejet de 3) ne pose pas ce genre de problèmes. Il y a donc de bonnes raisons de penser que parmi les 3 propositions, celle qui est la plus raisonnable d'abandonner est la proposition 3, ce qui équivaut à accepter une interprétation de type Everett.
- Les autres alternatives (la galaxie d''interprétations que l'on regroupe sous le label "interprétation de Copenhague", notamment) ne parviennent très souvent pas à se positionner de manière claire entre une position réaliste et une position instrumentaliste. Si un défenseur de l'interprétation de Copenhague opte franchement pour une position réaliste, il doit alors dire comment il résout exactement le problème de la mesure ci-dessus présenté (et d'après ce que je constate souvent, il penchera en réalité plutôt en faveur d'une interprétation de type GRW, et aura donc à faire face à tous les problèmes qui vont avec). S'il penche pour une position instrumentaliste, il doit faire face à tous les problèmes que suscitent ce genre de position en philosophie des sciences, et il existe de bonnes raisons de penser que l'instrumentalisme n'est pas une position qui permet de donner du sens à l'activité scientifique. Même par exemple Van Frassen, qui est un des principaux représentants de l'anti-réalisme moderne adopte une position selon laquelle les théories doivent être interprétées comme si elles représentaient le monde, et son anti-réalisme est seulement local, c'est à dire qu'il est uniquement anti-réaliste par rapport aux entités non-visibles, ce qui pose d'ailleurs pas mal de problèmes de consistance selon moi. D'autres positions intermédiaires existent, comme par exemple celle de d'Espagnat, ce que David Wallace nomme "les interprétations en terme de vestige de la réalité". Personnellement, je pense que si ces interprétations sont séduisantes car elles paraissent souvent très subtiles, elles le sont en fait trop (malheureusement, un excès de subtilité est bien souvent l'indice d'un manque de clarté et de cohérence), et je doute qu'aucune d'entre elles ne soient réellement consistantes, mais je suis aussi près à en discuter.
- Une autre alternative (supposée) compatible avec le réalisme consiste à prendre une position anti-réductionniste : par exemple, prétendre qu'il n'y a pas de lien de survenance entre le macroscopique et le microscopique, et que le fait que le monde quantique obéisse au principe de superposition n'implique pas l'existence de superposition macroscopique. En gros, que la mécanique quantique s'applique au monde microscopique mais qu'il ne fait aucun sens de parler de la fonction d'onde d'un chat. J'avoue ne pas comprendre comment donner de la consistance à cette idée. L'idée d'une déconnexion si profonde entre le monde macroscopique et son soubassement quantique me parait assez peu intelligible, ce qui n'est certes, pas un argument décisif. Ce qui me parait un peu plus décisif contre cette idée est le succès des travaux qui visent à comprendre le monde macroscopique en partant du quantique, notamment tous les travaux sur la décohérence, sur l'émergence des domaines quasi-classiques, sans parler du succès des théories quantiques dans le domaine de la matière condensée (s'appliquant à des objets on ne peut plus macroscopique, comme par exemple les naines blanches et les étoiles à neutrons).
Chaque point que j'ai abordé mériterait, je pense, de plus ample discussions et ne fera certainement pas l'unanimité. J'aimerai donc bien connaitre vos objections sur ma petite défense sans prétention de l'interprétation d'Everett :
PS : ma position ne consiste pas à dire : je crois en la théorie d'Everett. Elle consiste plutôt à dire : je crois que l'interprétation d'Everett est la meilleur disponible sur le marché.
PS2 : il est souvent dit que la position d'Everett n'est pas une position en terme de multimonde. En réalité, des historiens des sciences ont examiné assez récemment des archives d'Everett qui tendent à montrer 2 choses : 1) Everett se positionnait vraiment sur une interprétation en terme de multimonde (d'ailleurs, je ne vois pas de manière consistante d'interpréter sa théorie autrement qu'en terme de multimonde, mais je suis prêt à en discuter) 2) Everett a subit des pressions énormes de la part de son directeur de thèse John Wheeler pour édulcorer sa positon dans ses publications, de façon à rendre sa théorie davantage Bohr-compatible. Mais dans ses notes privés, Everett ne cache pas le mépris qu'il avait pour la position de Bohr et de ses épigones (Rosenfeld and co.) qui le lui rendaient bien d'ailleurs. Voir le livre de Peter Byrne, The many worlds of Hugues Everett III.
-----